ur le thème des «générations», qui est mis en avant dans notre dernier numéro, il en est une fondatrice en horlogerie: les Jaquet-Droz, père et fils, durant le siècle des Lumières. Nous sommes alors en des temps précoces pour l’activité, dans la petite ferme de Sur le Pont à La Chaux-de-Fonds, où naît Pierre Jaquet-Droz le 28 juillet 1721. Son père, comme nombre des paysans de la région, s’adonnait à la morte saison et durant les longs mois d’hiver à la fabrication de pièces et fournitures d’horlogerie.
Pierre Jaquet-Droz baigne dans ce milieu. Mais c’est à la carrière ecclésiastique que se destine d’abord le jeune homme: issu d’une famille protestante, il part pour l’université de Bâle et y suit, comme par un heureux hasard, les cours du génial physicien et mathématicien Daniel Bernoulli, fils de Jean Benoulli qui fut l’un des premiers à appliquer avec son frère Jacques le calcul infinitésimal en mathématiques (là aussi une histoire de générations!). Le savant des Lumières aux intérêts éclectiques (dont les automates), certainement aussi brillant qu’il était pédagogue, éveille le jeune homme aux sciences de son temps.
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- Pierre (1721-1790) et Henri-Louis (1752-1791) Jaquet-Droz
Appréciant les arts mécaniques comme un adolescent se prendrait de passion pour un jeu, Pierre Jaquet-Droz revient alors à ses racines horlogères et aux défis mécaniques que pose cette activité en plein développement. Fort des mathématiques et des sciences physiques qui lui ont été enseignées, le nouvel horloger se distingue de ses semblables par une recherche plus approfondie de solutions techniques, à la fois en ce qui concerne l’esthétique et la pure technique.
Une rencontre change le cours de sa vie et décide de sa carrière internationale: celle de George Keith, appelé Milord Maréchal, gouverneur de la Principauté de Neuchâtel, qui lui conseille de faire connaître ses travaux à l’étranger, en Espagne en particulier où il peut l’aider à s’introduire à la cour. Après plusieurs mois d’attente, Pierre Jaquet-Droz présente ses ouvrages au roi Ferdinand VI d’Espagne et va vivre un véritable triomphe. Le monarque et toute la cour restent sans voix devant les trois pendules présentées ce jour-là – la plus célèbre étant, sans conteste, celle dite «du Berger» qui se trouve encore aujourd’hui à Madrid. L’horloger vend toutes les merveilles mécaniques avec lesquelles il était venu pour la très confortable somme de 2’000 pistoles d’or. C’est le déclic.
Un trio sur deux générations
De retour à La Chaux-de-Fonds en 1759, désormais reconnu auprès des cours et des princes d’Europe et au-delà, Pierre Jaquet-Droz peut se consacrer entièrement à la fabrication de ses montres, pendules et automates, grâce à la somme d’argent importante rapportée d’Espagne. Et cette famille extraordinaire, inscrite dans la progression sociale des élites intellectuelles que fa- vorisa la seconde moitié du 18ème siècle, va briller encore plus puissamment avec l’arrivée dans la nouvelle structure d’Henri-Louis, le fils de Pierre Jaquet-Droz, et de Jean-Frédéric Leschot, qu’il considère comme son fils adoptif et qu’il accueille suite au décès de sa mère.
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- Une archive sur le travail des Jaquet-Droz, père et fils, publiée dans Europa Star en 1979. ©Europa Star
A partir de 1773, la Maison Jaquet-Droz et Leschot met sur le marché des automates de plus en plus perfectionnés et sophistiqués, avec comme apothéose, les trois automates androïdes: l’Ecrivain, le Dessinateur et la Musicienne présentés à La Chaux-de-Fonds en 1774. Ces trois chefs-d’oeuvre attirent des amateurs du monde entier.
Depuis ses débuts, Pierre Jaquet-Droz voue une passion particulière à la nature et aux oiseaux, qu’il retranscrit à travers ses pendules, ses tabatières, ses montres de poche et ses automates. Suite à leur implantation à Londres en 1774, et par l’intermédiaire de James Cox, les Jaquet-Droz ont su séduire et passionner l’Empereur Qianlong en personne ainsi que les mandarins de la cour impériale, y exportant plus de 600 pièces en 10 ans.
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- Horloge attribuée à Pierre Jaquet-Droz. ©Musée d’horlogerie du Locle - Château des Monts
Néanmoins la situation va vite se retourner pour les débouchés de cette multinationale de l’horlogerie, alors que l’Europe entre dans la nouvelle séquence qu’est la Révolution française, puis les guerres napoléoniennes, fermant ses principaux marchés. Pierre et Henri-Louis Jaquet-Droz quitteront ce monde, épuisés par leur incessante activité, à cet instant de basculement historique, entre 1790 et 1791. Une ère se clôt, pour les Jaquet-Droz comme pour l’horlogerie dans son ensemble.
Le visage contemporain de Jaquet Droz
La Révolution française a bouleversé le monde, suivie de l’industrialisation, de la mondialisation, des nouvelles technologies... Mais comme une symbolique, l’oiseau chéri par les Jaquet-Droz père et fils reprend son envol en 2013: près de trois siècles après sa naissance, l’enseigne qui porte leur nom présente le projet de la Charming Bird, premier automate oiseau-chanteur sur montre-bracelet jamais réalisé.
Après des années de recherche sur les mécanismes pour aboutir à la réalisation d’une véritable prouesse technique, Jaquet Droz combine l’oiseau chanteur, l’automate qui fit sa renommée au 18ème siècle, à la haute horlogerie: la montre remportera deux ans plus tard le prix de la catégorie «Exception Mécanique» au Grand Prix d’Horlogerie de Genève.
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- Sur la Charming Bird Titane, Jaquet Droz est parvenu à conserver, malgré la difficulté d’usinage du titane, la géométrie si particulière de la boîte. Elle possède deux singularités. D’abord, un double verre saphir qui, côté cadran, protège le mouvement et, séparément, à 6h, l’automate oiseau. Ensuite, une fine ouverture latérale, entre 8h et 10h, qui permet à l’air – et donc à la mélodie – de circuler de l’intérieur de la boîte vers le monde extérieur. Le tout avec un degré de finition satiné exécuté à la perfection.
En 2025, dix ans après ce couronnement, la Charming Bird est réinterprétée en boîte Titane Grade 5. Il s’agit du premier automate musical en montre-bracelet au monde réalisé dans ce métal aussi moderne qu’ardu à travailler. La mécanique horlogère, depuis 1738, a connu de nombreuses disruptions. L’une des plus importantes fut celle de la miniaturisation. Elle permit à l’atelier, toujours installé en son fief de La Chaux-de-Fonds, de passer de la boîte à musique et de l’automate à taille réelle à la montre- bracelet. L’autre révolution fut celle des matériaux. Jaquet Droz l’a embrassée dans toutes ses dimensions: saphir, silicium, céramique plasma en sont les témoins les plus récents. Manquait encore le titane dans cette collection.
En adoptant désormais ce matériau, la Charming Bird Titane a gagné 20% de légèreté, soit 42 grammes en moins au poignet. L’oiseau siffleur est plus aérien que jamais. Et à travers lui, les Jaquet-Droz font encore résonner leur mélodie.
On pourrait mentionner bien d’autres créations contemporaines tirant directement leur inspiration du travail de Pierre et Henri-Louis Jaquet-Droz. Un magnifique exemple est la Montre de poche Automate - Parrot Repeater: de nombreux artisans Jaquet Droz ont été mobilisés pendant près d’un an pour donner vie à cette pièce unique d’exception. La pièce exprime, pour Jaquet Droz, l’apogée de ses savoir-faire.
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- Montre de poche Automate - Parrot repeater
Au sein d’une boîte en or rouge de 56 mm, son mouvement offre une Répétition Minutes couplée à un automate riche de 8 animations, activées de concert par le seul mouvement de la targette à 9 heures. La scène s’anime alors de l’écoulement de la chute d’eau en arrière-plan, du mouvement des deux parents perroquets, de l’éclosion de leur petit et de l’agitation des oisillons. La scène, intégralement réalisée à la main par les Artisans Jaquet Droz, a fait appel aux savoir-faire les plus exigeants: émaillage, gravure, micro-peinture, offerts dans une boîte entièrement sertie et peinte à la main, côté cadran comme côté fond, avec mécanisme secret (et doublement breveté) d’ouverture niché au sein de la bélière. La pièce comporte 1240 pierres serties à la main, notamment 486 émeraudes, 727 saphirs et 16 rubis.
Cependant, Jaquet Droz ne s’illustre pas uniquement par la maîtrise de ses automates, mais aussi par les métiers d’art dont elle les habille. Une maîtrise particulièrement visible sur l’Heure Ophidienne.
Pour l’année du serpent, Jaquet Droz a conçu sa première pièce sans aucune aiguille, des exemplaires uniques en pierre Sonora Sunrise et or rouge de 41 mm, dont les heures et minutes sont affichées par disques traînants. Les heures sont indiquées par la tête du serpent. Les minutes, par sa queue.
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- Heure Ophidienne - Sonora Sunrise
Mais la vraie prouesse était de parvenir à émailler corps constitué à 100% de courbes totalement lisses. Autant de surfaces qu’il était a priori impossible d’émailler, puisque l’émail est, avant d’être rigidifié par cuisson, une poudre qui ne peut théoriquement pas se déposer ni tenir simultanément sur toute la circularité de l’animal. Les artisans Jaquet Droz y sont pourtant parvenus. Ils sont même allés plus loin. Car outre un émail qui épouse la moindre inflexion du serpent, il offre un dégradé parfait de nuances progressives, s’étirant du vert clair au vert foncé, alternant selon le modèle avec un rouge sanguin intense.
Comme les automates, les métiers d’art ont cette capacité unique: celle de donner vie.
