Ceux qui innovent


Le point sur les nouveaux matériaux en horlogerie

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octobre 2024


Le point sur les nouveaux matériaux en horlogerie

Malgré l’essor de la tendance néo-vintage en horlogerie ces dernières années, les laboratoires de R&D n’ont pas chômé. Historiquement, c’est la sous-traitance qui est à l’origine de bien des innovations - même si le crédit ne leur en est pas toujours attribué. Nous avons voulu répertorier ici certains des développements les plus intéressants concernant l’utilisation des matériaux dans la montre, pour un tour d’horizon qui, par définition, ne saurait être exhaustif, mais reflète la créativité à l’oeuvre et des perspectives prometteuses pour les années à venir.

L

es innovations apportées aux matériaux horlogers témoignent de deux phénomènes: de l’intérêt du public pour ce qui sort de l’ordinaire et de la vitalité des sous-traitants horlogers qui sont, dans la plupart des cas, à l’origine de ces innovations. Notre précédent dossier sur le sujet datait de 2018 (à retrouver ici).

Cette mise à jour concerne donc les cinq années suivantes, de 2019 à 2024. Elle révèle la bipolarisation de la R&D: d’un côté, toujours un attrait fort pour les alliages traditionnels d’or, éternel synonyme du luxe horloger; de l’autre, une forte poussée des matériaux composites, recyclés, réemployés voire biosourcés. Notre voyage dans les laboratoires horlogers.

L’époxy n’a pas dit son dernier mot

En ce qui concerne l’habillage de la montre, c’est probablement du côté de la Neoralithe qu’il faut regarder. Il s’agit d’un composite époxy développé par GVA Cadrans. La PME de Satigny a été reprise il y a tout juste dix ans, en 2014, par Frankie Gerard. Elle compte alors cinq salariés. Ils sont aujourd’hui 25. La Neoralithe était déjà en catalogue lorsqu’il a repris la société, mais il en a considérablement étendu les usages et possibilités.

Ce composite dur complète le saphir, mais chacun a son rayon d’action: la Neoralithe peut se colorer de la totalité du nuancier Pantone, sans aucune restriction, mais aussi se faire totalement translucide ou, à l’inverse, 100% opaque. La tenue des couleurs et des intensités ne pose aucun problème à travers le temps, même si le «blanc opaque» doit améliorer son vieillissement.

Louis Moinet Time To Race avec rehaut bicolore en Neoralithe
Louis Moinet Time To Race avec rehaut bicolore en Neoralithe
©Louis Moinet

Depuis plusieurs années, GVA Cadrans l’a proposé à de nombreuses marques comme Jacob & Co., HYT ou Louis Moinet. La Neoralithe s’utilise en éléments d’habillage, sur le cadran, voire peut constituer toute une boîte. «Des éléments fonctionnels et mobiles seraient aussi envisageables sous certaines conditions», glisse Frankie Gerard, sachant que le composite tolère toutes les épaisseurs, depuis le 1/10ème de mm, jusqu’à plusieurs millimètres d’épaisseur si besoin était. La Neoralithe est aussi capable de comporter des inclusions, comme du ciment... ou des diamants en suspension.

Patek Philippe aurait grandement lorgné cette dernière hypothèse, avant de reculer. L’idée, très séduisante, reste donc inexplorée – tout comme celle d’une Neoralithe à plusieurs couches de couleurs, ce que GVA Cadrans sait faire... mais qui n’a encore jamais été demandé.

Poudre de diamant de culture par Positive Coating, en large choix de couleurs
Poudre de diamant de culture par Positive Coating, en large choix de couleurs
©Positive Coating

De même, la très active Positive Coating (20 ans cette année) a donné vie à un matériau qui ne semble pas, à date, avoir été utilisé. Sa recette est simple à saisir: du diamant de culture, réduit à l’état de poudre, puis recouvert d’une infime couche de couleur (cœur de métier de l’entreprise), suffisamment fine pour en laisser transparaître l’éclat naturel. De quoi «tapisser une pièce d’un voile de sable précieux», explique la marque.

L’art d’organiser le chaos

La société Vulkam affirme «travailler pour 80% de l’industrie horlogère». Son savoir-faire semble assez unique: la composition d’alliages dont la structure atomique est désorganisée. De prime abord, le positionnement est contre-intuitif: il semblerait plus cohérent, dans la composition chimique d’un alliage, de préférer sa version organisée, où tous les atomes sont parfaitement rangés, comme dans une structure cristalline.

«Sauf que ce n’est jamais vraiment le cas», explique Sébastien Gravier, l’un des cofondateurs de l’entreprise (35 collaborateurs près de Grenoble), qui ajoute: «Et ce sont précisément les zones où cette organisation est rompue qu’il y a de la fragilité. Elle se propagera d’autant plus facilement qu’elle pourra se répercuter de proche en proche dans une structure atomique parfaitement linéaire. C’est donc leur défaut qui gouverne les propriétés mécaniques cristallines. Une structure atomique désorganisée brise cette périodicité et s’avère au final bien plus résistante.»

Lunette en zirconium
Lunette en zirconium
©Vulkam

Depuis 2017, l’entreprise fondée par des chercheurs s’est donc spécialisée dans la production de ces alliages non organisés. Le défi technique est majeur puisqu’il implique de travailler en milieu totalement privé d’oxygène. Vulkam maîtrise ce savoir-faire et a développé principalement deux gammes d’alliages horlogers, l’un à base de zirconium pour l’habillage, l’autre de nickel pour le mouvement.

Composant de mouvement en nickel
Composant de mouvement en nickel
©Vulkam

L’entreprise tourne à plein régime. Ses capacités maximales de production seront bientôt atteintes. Une levée de fonds de 34 millions d’euros va permettre de faire sortir de terre, sous 18 mois, une usine de 3’000 mètres carrés, toujours en France. La suivante sera en Suisse pour apporter aux marques, en plus de la technologie et des composants terminés, le label Swiss Made. Le tout sous l’œil très attentif du gouvernement français, car la technologie de Vulkam se déploie déjà dans le médical, l’aéronautique et le spatial, et fait donc de la société un actif stratégique surveillé de près.

À fleur de peau

Le secteur du bracelet est en ébullition. Il est largement porté par la tendance écoresponsable, qui se matérialise par l’emploi de matériaux de récupération, dont la destination première n’était pas l’horlogerie. La société CDK Maker a ainsi inventé un tannin, le Tanngreen, à base de raisin. Il permet d’offrir à différents matériaux, notamment du cuir, de larges nuances de bordeaux, pérennes, stabilisées et avec une évidente dimension écoresponsable.

Ictyos, pour sa part, ne travaille pas sur la couleur, mais sur le matériau, avec une offre de peaux exclusivement faites à partir de poissons. Ce cuir marin est lui aussi responsable: la société s’assure qu’aucun poisson n’est élevé spécifiquement pour l’usage de sa peau. Elle ne traite donc que des déchets non valorisés, issus le plus souvent de chaînes alimentaires.

Bracelet teint à partir de tannin de vin
Bracelet teint à partir de tannin de vin
©CDK Maker

La société, fondée en 2018 par trois amis d’école d’ingénieurs et qui comporte aujourd’hui 9 collaborateurs à Lyon, a développé ses premiers cuirs de saumon dès 2019. Elle a alors adressé le marché de la maroquinerie, de la chaussure, de l’ébénisterie et, bien sûr, de l’horlogerie. L’entreprise ne fournit pas le produit fini, en l’occurrence le bracelet, mais les peaux qui serviront à le confectionner. Ictyos est donc un intermédiaire B2B. Depuis le saumon, décliné en de nombreuses teintes, d’autres peaux sont maîtrisées, comme l’esturgeon ou la truite. La tannerie n’utilise ni chrome, ni aucun métal.

Mais le caoutchouc et ses composites alliés n’ont pas dit leur dernier mot, et l’infatigable Pascal Bourquard Jr, CEO de Biwi, compte bien en être le maître d’oeuvre. La marque de Glovelier a dévoilé son Superlite X, un matériau ultraléger, solide, biosourcé, intégrant des fibres de carbone et des microsphères en verre d’une très grande finesse (moins de 50 microns).

Composite de Superlite X, 45% plus léger que le carbone, par Biwi
Composite de Superlite X, 45% plus léger que le carbone, par Biwi
©Biwi

Le CEO en explique le principe, le poids et les usages: «Le Superlite X à une densité égale à 1, ce qui correspond à une valeur plus légère que celle de l’eau, contrairement au titane, par exemple, qui a une densité de +/- 4,5. Le Superlite X est donc quatre fois plus léger que le titane, ou encore 45% plus léger que le carbone. Avec lui, nous visons tous les types d’habillages, carrures, couronnes, bracelets maillons voire composants de mouvements en comptant sur des partenariats solides avec les experts des branches en question. À ce stade, il ne permet pas de couleur. Mais le temps laisse place aux innovations…»

Tritec, l’innovation perpétuelle

La luminescence continue elle aussi à progresser. RC Tritec, qui fête cette année ses 90 ans, est incontournable, pour ne pas dire en quasi-monopole. L’entreprise de 25 personnes, dont 5 entièrement dédiées à la R&D, est en innovation perpétuelle.

X2, composant luminescent de nouvelle génération, par Tritec
X2, composant luminescent de nouvelle génération, par Tritec
©Tritec

Ces dernières années, RC Tritec a développé le X2, une variation de Super-LumiNova (SLN) jusqu’à 40% plus lumineuse et pérenne. La société pense pouvoir aller encore plus loin et y travaille. En termes de couleurs, en revanche, RC Tritec semble être parvenue au bout de sa quête: tout le nuancier, sans exception, est aujourd’hui possible. Mais ce que l’on pourrait croire être un aboutissement n’est en réalité qu’un début: depuis quelques mois, RC Tritec est capable d’offrir à ses clients, soit la quasi-totalité de l’industrie horlogère, un SLN capable de changer de ton en fonction de son exposition aux UV, avec jusqu’à trois teintes distinctes au choix du client. C’est la technologie UV PLUS.

Cadran «Tutti Frutti» composé d'index luminescents de diverses couleurs
Cadran «Tutti Frutti» composé d’index luminescents de diverses couleurs
©Tritec

Le champ actuel d’innovation se concentre sur le SLN structurel: plus simplement un ajout de matière, mais le composant lui-même, monobloc, de matière luminescente. Sur un cadran, on peut imaginer un skull en relief, une montagne, un logo. Potentiellement, RC Tritec peut faite toutes les formes, dans toutes les couleurs. Notons enfin un champ exploratoire encore ouvert: l’ajout de poudre de SLN à de nouveaux matériaux. C’est aujourd’hui chose faite avec du carbone ou de la céramique, mais il reste un peu de chemin à parcourir pour imaginer des séries en acier, titane, platine, voire en alliages, avec des particules de SLN directement incluses au cœur de ces métaux durs.

Silence, ça tourne

Côté mouvement, le roulement à billes a récemment progressé avec son inventeur, la société aujourd’hui nommée MPS. Si le roulement à billes inventé en 1948 est utilisé pour la première fois par Eterna, la technologie actuelle n’a plus grand chose à voir avec son aïeule. Depuis 20 ans, MPS se dispense de lubrification, grâce à l’emploi de céramique, une innovation nommée x-myrox.

Cette année, il évolue en Super-Myrox: grâce à la céramique, il se dispense toujours de lubrification mais se montre également amagnétique et plus résistant. C’est le résultat d’une recherche sur les matériaux utilisés. L’acier a été mis de côté au profit d’un alliage qui comporte notamment du cobalt, du chrome et du nickel.

Le Super-Myrox peut aussi se combiner à l’ActiVib: toujours grâce à un nouveau matériau (un polymère élastomère), MPS a inventé cette génération inédite de roulement à billes moins bruyant de 10 dB, et émetteur de fréquences plus douces et agréable à l’oreille.

C’est dans la boîte

La boîte reste le principal lieu où l’innovation matérielle est perceptible, pour ne pas dire palpable. Le grand public l’a largement compris avec la biocéramique des collaborations entre Swatch et Omega. Son mélange se compose de deux tiers de poudre céramique d’oxyde de zirconium, fréquente dans l’horlogerie, et d’un tiers de matériau biosourcé dérivé d’huile de ricin, une plante originaire d’Afrique mais aujourd’hui cultivée dans le monde tropical entier (Chine, Brésil, Inde, etc).

Mais ce sont véritablement les alliages d’or qui tiennent toujours le haut du pavé. Audemars Piguet le manifeste depuis cette année avec la révélation de son Sand Gold, à mi-chemin entre or gris et or rose. C’est un alliage 18 carats, une variation aurifère à rapprocher de l’or beige de Chanel.

Royal Oak réalisée en sand gold, nouvel alliage maison signé Audemars Piguet
Royal Oak réalisée en sand gold, nouvel alliage maison signé Audemars Piguet
©Audemars Piguet

Plus récemment, à Milan, l’entreprise a dévoilé le Chroma Gold. L’idée est d’appliquer à l’or une technique de frittage réservée jusque-là à la céramique, c’est-à-dire un chauffage de la matière en deçà de son point de fusion (principe de base de la poterie, en somme). Au cœur de ce procédé, Audemars Piguet répartit des poudres de différents ors dans un moule, porté à température de frittage et traversé d’un courant électrique. L’ensemble monte très rapidement en température, est comprimé, puis figé. Il en résulte un motif «camouflage» qui ne pose par la suite pas de problème particulier de finition, puisqu’il reste en or traditionnel.

Royal Oak en Chroma Gold, alliant différents ors
Royal Oak en Chroma Gold, alliant différents ors
©Audemars Piguet

Enfin, Bianchet a récemment mis en avant son Hybrid Gold, soit l’union d’un or 18 carats, de carbone et de poudre de titane, que la marque présente donc comme l’alliage parfait de la brillance (or) et de la légèreté (titane et carbone). La poudre de titane était déjà utilisée dans un alliage maison précédent, le Titanium-Dust-High-Density-Carbon, composé d’environ 500 couches compressées de fibres de carbone infusées de poudre de titane entre chaque couche.

Lunette en Hybrid Gold chez Bianchet
Lunette en Hybrid Gold chez Bianchet
©Bianchet

Brillante boîte

Chez IWC, c’est le Ceralume qui est à l’honneur. Il s’agit d’une boîte en céramique luminescente. Le procédé n’est pas bien compliqué à saisir: la céramique, à l’état basal, est une poudre. Le Super-LumiNova aussi. C’est l’association de ces deux poudres qui produit, une fois cuite et polie, une boîte en céramique luminescente.

Boîte et bracelet luminescents chez IWC
Boîte et bracelet luminescents chez IWC
©IWC

On peut supposer que Tritec n’est pas totalement étranger à ce résultat, dont la principale difficulté fut la parfaite homogénéité qu’auraient pu rompre des amas impromptus de SLN au sein de la céramique. On imagine que d’autres couleurs sont déjà à l’étude car, du côté des matériaux, il y avait déjà eu un précédent, avec le combo Super-LumiNova + carbone, vu en 2021 sur une Admiral Cup de chez Corum.

Boîte carbone avec inserts luminescents sur une Admiral Cup
Boîte carbone avec inserts luminescents sur une Admiral Cup
©Corum

Du neuf avec du vieux

Chez Ulysse Nardin, on recycle de l’ancien pour faire du nouveau. Son Carbonium est conçu à partir de chutes de production de fibres de carbone provenant des ailes et fuselages d’avions. C’est l’entreprise française Lavoisier Composites qui l’a développé. Elle en propose, comme c’est assez fréquemment le cas avec un composite de carbone, des versions avec des inclusions diverses, notamment d’or, ou de pigments de couleur.

Boîte en Carbonium chez Ulysse Nardin, sur invention de la société Lavoisier Composites
Boîte en Carbonium chez Ulysse Nardin, sur invention de la société Lavoisier Composites
©Ulysse Nardin

Mais la société Lavoisier va bien plus loin. Elle ne propose pas, stricto sensu, de catalogue de composites disponibles «sur l’étagère». Même si son site web donne quelques exemples au-delà du Carbonium (Pearlium, Stratalium, etc.), la jeune start-up (6 ans, 12 personnes) est capable de créer des alliages à la demande, à partir de (presque) n’importe quel matériau réemployé.

Elle peut donc travailler à partir de cuir (Leatherium), de silicium, de matières végétales, etc. Tout, ou presque, du moment qu’un cahier des charges minimal est respecté: un composite robuste, reproductible, usinable, économiquement viable, qui respecte ses contraintes de destination et, évidemment, dont le matériau source soit de réemploi.

Boîte en Carbonium sur la Romain Gauthier Micro-rotor Squelette
Boîte en Carbonium sur la Romain Gauthier Micro-rotor Squelette
©Romain Gauthier

Outre Ulysse Nardin, Lavoisier a signé avec Romain Gauthier... et quantité d’autres maisons sous le sceau du secret: 60% des revenus de l’entreprise relèvent déjà de l’industrie horlogère. Elle gère actuellement la R&D et le contrôle des composants mais devrait, l’année prochaine, internaliser également leur usinage.

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