édric Schiess est un enfant de Bienne – et donc, presque naturellement pourrait-on dire, de l’horlogerie. Après avoir commencé un apprentissage au ZeitZentrum de Granges, il se rend rapidement compte que ses talents sont ailleurs, dans la représentation auprès des clients privés. Direction, donc, Interlaken, où il entre chez Bucherer dans ce qui sont des années florissantes pour la cité touristique bernoise avant le covid. Il enchaîne ensuite sur un poste à Crans-Montana, autre haut lieu du tourisme où il renforce son français et sa connaissance des coulisses de la vente.
Le jeune homme se forge un réseau de marques et de clients, et il rêve d’indépendance. Retour, donc, dans sa ville natale de Bienne pour un projet un peu fou: établir un nouveau standard de boutique horlogère dans ce qui est certes un des cœurs battants de l’activité, mais n’est guère connu pour son attractivité commerciale, loin de la carte postale d’Interlaken ou de Crans-Montana. «Un jour, très tôt en fait, je me suis dit que j’aurais ma propre boutique, explique-t-il. A Bienne, je connaissais le terrain par cœur. Et très tôt, ma famille m’a fait confiance dans ce qui pouvait paraître un rêve.»
Sa famille, en effet, est loin d’être une inconnue dans le monde de l’horlogerie: le père et l’oncle de Cédric Schiess gèrent la société L.Klein, un important fournisseur d’aciers pour l’industrie horlogère. Le monde de la sous-traitance est certes différent de celui de la vente. Mais connaître le terrain à Bienne est un atout: «Nous avions nos réseaux, ce qui nous a permis d’identifier un espace possible, spacieux, un immeuble dans lequel j’ai d’ailleurs habité et qui était précédemment occupé par une papeterie mais allait être mis en vente. Surtout il est situé à un emplacement stratégique dans le centre-ville, rue de l’Union, juste en face de la maison où Hans Wilsdorf a signé son premier contrat avec Aegler. On ne pouvait rêver meilleure localisation.»
Etablir un nouveau standard
Ce projet a été pensé comme un défi par Cédric Schiess, qui interpelle par la maturité de sa démarche, afin de démontrer que la distribution horlogère peut être fertile partout avec la bonne approche: «Tout le monde m’a dit: pourquoi Bienne? Mais pourquoi pas! Nous misons sur le potentiel de la région.»
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- Cédric Schiess, fondateur d’Art du Temps à Bienne
C’est très stratégiquement à la marque à la couronne que l’entrepreneur a présenté en premier son projet, en 2021 - celui d’une boutique qui établirait un nouveau standard de qualité, au cœur de la ville horlogère, et même au niveau national. En visitant aujourd’hui l’écrin de quatre étages d’Art du Temps, où tout a été finement calibré et pensé dans les moindres détails, du choix des matériaux à l’agencement et à la cohérence d’ensemble en ayant recours à des artisans de la région, on ne peut qu’être convaincu du résultat final.
Mais à l’époque, Cédric Schiess arrive à convaincre sur le papier de son intention et de son sérieux (alors que toutes les boutiques étaient «sold out» en ces temps d’essor horloger sans précédent), un tour de force qui lui permet de décrocher Rolex comme premier partenaire. «A partir de là, tout s’est accéléré et nous avons approché les autres marques horlogères et joaillières. Nous avons pris un risque en finançant nous-mêmes l’ensemble du projet, mais cela a payé. Et surtout, je crois fermement à la pertinence et à la pérennité du concept de représentation multimarque.»
Le luxe de la place
En entrant chez Art du Temps, les vastes surfaces laissées à chaque marque et aux espaces communs frappent l’imaginaire, alors que l’on essaie en règle générale d’optimiser au maximum la place disponible dans la distribution. Par rapport à la surface totale, le nombre de marques représentées reste très limité et exclusif: «Nous aurons la possibilité de grandir. Mais nous adhérons au concept de faire moins et mieux, la qualité plutôt que la quantité pour durer sur les générations. Et nous avons ce luxe de la place.»
Dans cet esprit, Art du Temps a misé sur des partenaires adhérant à ses valeurs. Par exemple, plutôt que des corners avec un branding propre à chaque marque, comme c’est toujours plus le cas chez les détaillants sous la pression de leurs partenaires qui les transforment en simples «vitrines», la boutique a convaincu ceux-ci d’adhérer à un concept de très élégants présentoirs en marquetterie de paille qui ajoutent à la cohérence du lieu.
Rolex, Tudor, Chopard, IWC et Montblanc sont ainsi les cinq seules marques horlogères présentées dans cette boutique d’environ 200m2. Chopard, Marco Bicego, Girello by Meister et Giberg complètent l’assortiment pour la partie joaillière. Au troisième étage, des ateliers horlogers de dernière génération sont prêts à assurer le service. Un lounge avec salle à manger, terrasse et vue sur la «skyline» horlogère de Bienne sont aussi disponibles pour accueillir clients et partenaires.
«Personne ne nous attendait»
La boutique a finalement ouvert en juillet 2024. Ne pouvant compter sur le tourisme international, sa clientèle est régionale, allant de La Neuveville jusqu’à Soleure et Berne, mais «de plus en plus de clients viennent de toute la Suisse». Surtout l’entrepreneur se réjouit du nombre de jeunes qui osent pousser la porte des lieux: «C’est un point très important – et sensible – pour moi, car j’ai vu et vécu personnellement des situations où l’on n’est pas pris sérieusement du fait de son âge. Finalement c’est le bouche-à-oreille qui fonctionne le mieux. Nous n’avons pas fait de publicité particulière à notre ouverture. Nous avons simplement ouvert.»
L’entrepreneur en est convaincu: «Chaque marque n’a pas forcément la diversité nécessaire pour ouvrir sa propre boutique et chaque client n’a pas nécessairement la capacité ni l’envie de devenir un grand collectionneur d’une seule marque. Nous voulons élever l’expérience en multimarque pour répondre à ces enjeux, tant du point de vue des horlogers que des clients. Chez nous, ceux-ci construisent un portefeuille différent, ils peuvent se sentir, d’une certaine manière, plus libres.»
Les investissements pour l’ouverture de la boutique se comptent en millions de francs, mais l’engagement est de long terme: «Je suis lucide, personne ne nous attendait. C’est pourquoi dès le début, nous avons décidé de ne faire aucune concession sur la qualité des matériaux, de l’architecture et de notre approche générale. Avec ma famille, nous nous sommes rendus compte que c’était la seule possibilité de convaincre nos partenaires. Parce que personne ne nous attendait, justement, l’effet de surprise doit jouer à plein dès que l’on entre dans la boutique.»
Paradoxalement, à 26 ans, Cédric Schiess semble à la fois avancer très rapidement et prendre son temps.
C’est peut-être cela, le secret de l’«Art du Temps».