Le marché horloger chinois


La Chine, obsession horlogère depuis les années 1990

CHRONIQUE

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juin 2024


La Chine, obsession horlogère depuis les années 1990

Nous fêtons en 2024 les 30 ans de notre édition dédiée au marché chinois (notre distribution sur place remonte quant à elle à 1950 avec notre version pour l’Asie). A cette occasion, notre chroniqueur de longue date Pascal Brandt, qui était sur place lors de la présentation de la nouvelle publication Europa Star China à Shanghai en 1995 - événement qui a failli tourner à l’émeute, tant la demande était grande! - revient sur l’évolution de ce marché-clé, toujours en revisitant ses propres articles rédigés pour notre revue au fil du temps.

A

u 20ème siècle, l’industrie horlogère suisse exportait sur les cinq continents. Les marques avaient leurs marchés, les affaires ronronnaient.

Jusqu’à il y a une trentaine d’années, un moment-pivot qui a vu cette décennie consacrer le terme de «concurrence» et devenir le terrain de lutte entre acteurs rivaux. Dès la première moitié des années 1990, un marché a subitement bénéficié d’un regain d’intérêt marqué alors que s’aiguisait une compétitivité accrue entre concurrents, favorisant une internationalisation et une globalisation appelée à se développer.

Les premières éditions Chine d'Europa Star au milieu des années 1990, alors que ce marché s'apprétait à s'envoler pour l'horlogerie suisse.
Les premières éditions Chine d’Europa Star au milieu des années 1990, alors que ce marché s’apprétait à s’envoler pour l’horlogerie suisse.

C’est que la Chine continentale commençait à manifester des velléités d’ouverture, certes encore timides mais prometteuses pour l’industrie horlogère. Car la Chine, jusque-là, ne s’était ouverte qu’à quelques rares marques telles que Titoni, Rado ou encore Enicar, chacune ayant réussi à s’y faufiler pour des raisons particulières.

Auparavant, depuis les 18ème et 19ème siècles, l’horlogerie helvétique était surtout connue et représentée dans l’Empire du Milieu par les montres de poche principalement destinées à la Cour impériale et ses mandarins, une spécialité dont les frères Bovet du Val-de-Travers sont resté dans la mémoire comme les plus connus.

Entretien avec Nicolas Hayek réalisé en 1994 par Pascal Brandt sur les perspectives du marché chinois pour son groupe
Entretien avec Nicolas Hayek réalisé en 1994 par Pascal Brandt sur les perspectives du marché chinois pour son groupe
©Archives Europa Star

Pour le reste, jusqu’aux années 1990, l’horlogerie locale – Shanghai Watch Company, Seagull notamment – tenait le haut du pavé pour les consommateurs locaux qui ont soudainement pu goûter aux joies d’une timide mais réelle ouverture économique sur les produits occidentaux incluant en particulier les montres suisses, qui faisaient fantasmer des millions de Chinois. A titre d’exemple, il se vendait 3 millions de montres par mois à Shanghai au milieu des années 1990. La Chine continentale a soudainement commencé à focaliser un intérêt soutenu auprès des acteurs horlogers, qui ont commencé à y voir une mirobolante promesse démographique.

Boom économique, développement au pas de charge, démographie et partant bassin de clientèle potentielle énorme, l’Eldorado était à portée de main, une Terre Promise intarissable. Marques majeures et groupes naissants ont commencé à y porter un intérêt croissant, qui allait de pair d’ailleurs avec la nouvelle donne que connaissait la structure du marché.

L'évolution des exportations horlogères suisses vers la Chine depuis l'an 2000
L’évolution des exportations horlogères suisses vers la Chine depuis l’an 2000

Je me souviens être allé à Shanghai en 1995/1996, métropole effervescente où s’activaient alors 22’000 grues 24 heures sur 24, alors qu’avait lieu pour la première fois un événement horloger suisse très discret dans les sous-sols faisant face à l’hôtel Shangri-La, transformés par la suite en petit supermarché. Pas de publicité, événement au goût de quasi interdit bravant la rigueur ambiante sur un marché fermé...

Sur le petit espace souterrain d’Europa Star, distribution de posters et de magazines: pour peu, j’ai failli être submergé par une foule massive qui voulait absolument repartir avec ces témoignages imprimés d’un univers, la montre suisse, physiquement inconnu pour la majorité jusque-là, du moins totalement hors de portée. La sécurité a remis bon ordre à ce mouvement de foule.

Un focus sur Breguet dans une édition Europa Star China de 1997
Un focus sur Breguet dans une édition Europa Star China de 1997
©Archives Europa Star

L’une des suites du Shangri-La était occupée par Breguet, une présence clandestine orchestrée par celui qui gérait la marque dans la zone à l’époque, Albert Hausamann. Il était secondé par un amateur passionné et averti d’horlogerie pour les présentations individuelles à ceux qui avaient montré patte blanche, un talentueux chirurgien cardio-vasculaire qui est devenu l’un des meilleurs journalistes et spécialistes de l’horlogerie en Chine, et par ailleurs un ami depuis cette date.

Chacun avait sa propre stratégie pour attaquer le marché chinois. Si Patrick Heiniger, patron de Rolex, m’avait déclaré au fil d’une interview que pour son groupe, «Tudor était l’infanterie de Rolex en Chine», Nicolas Hayek expliquait de son côté: «Nous voulons servir tout le monde avec nos produits.» Le boss de la SMH, aujourd’hui Swatch Group, fut l’un des premiers à anticiper clairement le potentiel de ce marché encore hermétique.

Reportage au salon de Shanghai en 1996, à retrouver dans les archives numérisées d'Europa Star
Reportage au salon de Shanghai en 1996, à retrouver dans les archives numérisées d’Europa Star
©Archives Europa Star

Depuis cette époque et au fil des ans, la Chine est devenue une obsession pour les horlogers. Perspectives de développement sur un nouveau marché en cours d’ouverture pour les uns, ventes décuplées pour les sociétés cotées en Bourse, tout était prétexte à ne parler que – ou presque – de marché chinois: l’Empire du Milieu a massivement focalisé l’intérêt des marques et groupes, alimenté par une démographie croissante, disposant d’un pouvoir d’achat de plus en plus important, réceptive aux produits de luxe (la marque y jouit d’un pouvoir d’attraction énorme), un tourisme chinois massif écumant l’Europe et ses boutiques. Certaines marques y ont placé (presque toutes dans certains cas) leurs billes, voyant dans la Chine une inépuisable poche de croissance.

Avant toutes les villes dites du «second tier», Shanghai a vu champignonner les boutiques. Nanjing Road, Plaza 66, le Peace Hotel South Building investi par Swatch Group, l’extraordinaire Maison Patek Philippe sur le Bund, la métropole commerciale chinoise a consacré l’ancrage de tout ce que la Suisse recense comme marques. Elles ont pu compter en parallèle sur le hub de Hong Kong qui, pour un temps, accueillait les Chinois du continent qui y venaient quelques jours en masse pour s’encanailler et y acheter une montre suisse.

1998: l'envolée du marché chinois commence à se dessiner.
1998: l’envolée du marché chinois commence à se dessiner.
©Archives Europa Star

Retour sur terre avec la crise du Covid en 2020, qui a brutalement ramené ce petit monde à la réalité. A la stagnation de la consommation domestique s’est évidemment greffé le full stop du travel retail: les ventes horlogères de Lucerne et Interlaken se sont mises en berne. Bien que la reprise post-Covid ait montré des signaux de reprise, la consommation domestique reprenant de même que – plus timidement - le travel retail jusqu’à décembre 2023, le déclin n’en demeure pas moins confirmé pour le mois de mars 2024.

Les statistiques à l’exportation de la Fédération horlogère suisse pour le mois de mars nous le rappellent avec acuité: le marché chinois a subi une décrue de 41,5%, atteignant ainsi un niveau inférieur à celui de mars 2020, quand la branche s’était pratiquement arrêtée au milieu du mois en raison de la pandémie. Hong Kong, hub horloger par excellence et porte d’entrée pour le consommateur chinois continental jusqu’à il y a quelques années, a connu une variation similaire avec un recul de 44,2% pour la même période. Un coup de chaud tempéré par les statistiques du mois d’avril: la Chine ne décroît que de 7,5% alors que Hong Kong affiche une très timide croissance de 0,2%. Sur les principaux marchés, la FHS note que la Chine est le seul à avoir régressé par rapport à avril 2023 (+108%!).

Les plus récentes éditions Chine d'Europa Star. S'il a ralenti, le marché n'en reste pas moins clé pour l'essor de l'horlogerie suisse à long terme.
Les plus récentes éditions Chine d’Europa Star. S’il a ralenti, le marché n’en reste pas moins clé pour l’essor de l’horlogerie suisse à long terme.

Le coup de frein paraît brutal pour un marché qui a cristallisé tous les fantasmes depuis une trentaine d’années marquées, pour certaines synonymes de très forte croissance des ventes. Mais le recul n’est que temporaire, très probablement. La Chine reste avide de produits de luxe, et la balance doit prendre en compte les achats sur le marché domestique (à mettre aussi en relation avec le recul des exportations) avec les achats effectués à l’étranger par la clientèle chinoise. Les données à l’exportation doivent par conséquent être relativisées, mais devraient également apprendre à une industrie souvent rigidifiée dans ses certitudes (alors qu’elle n’est pas une science exacte) que l’anticipation demeure le maître-mot.

En reprenant les paramètres qui ont à l’époque propulsé la Chine dans l’imaginaire horloger – démographie, richesse et pouvoir d’achat en croissance, que dire aujourd’hui de l’Inde? Miroir aux alouettes, ou marché promu à un consumérisme effréné pour l’horlogerie suisse? Nous aurons l’occasion d’en reparler.

La Chine, davantage qu'un miroir aux alouettes (article de 1997)? Aujourd'hui, un autre géant démographique, l'Inde, est dans le viseur des horlogers suisses.
La Chine, davantage qu’un miroir aux alouettes (article de 1997)? Aujourd’hui, un autre géant démographique, l’Inde, est dans le viseur des horlogers suisses.
©Archives Europa Star