Les Mystères du Temps


«La sensation du temps qui passe dépend de notre état émotionnel»

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mars 2024


«La sensation du temps qui passe dépend de notre état émotionnel»

Notre perception du temps varie, mais pas forcément là où on s’y attend, révèle Sylvie Droit-Volet, professeure à l’Université Clermont Auvergne (France). La spécialiste en psychologie nous rappelle les vertus du farniente et tord le cou à quelques clichés.

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n parle autant du temps qu’il fait dehors que du temps qui passe. Ce dernier nous paraît bien long quand on s’ennuie, et plutôt court quand on s’amuse. Mais est-ce bien correct? La chercheuse en psychologie Sylvie Droit-Volet a consacré sa carrière à étudier comment nous décrivons le temps qui passe et ce qui influence notre capacité à estimer les durées. Nous sommes des chronographes assez précis, dit-elle, mais aussi très sensibles à nos humeurs.

«La sensation du temps qui passe dépend de notre état émotionnel»

Europa Star: Le temps, qu’est-ce que c’est?

Sylvie Droit-Volet: Saint-Augustin disait: «Je sais ce qu’est le temps mais si on me demande de l’expliquer, je ne le sais plus...» Il s’agit d’un concept aux sens multiples. Pour les historiens, c’est souvent une chronologie d’événements importants à l’échelle des années ou des siècles. Pour les biologistes, c’est un micro-temps rythmant les activités cellulaires. La physique l’appréhende à l’échelle de l’infiniment grand, celle de l’univers, ou de l’infiniment petit, celle des atomes, un temps donc qui échappe entièrement à notre expérience et à notre conscience.

Et à l’échelle humaine?

Le temps social a été créé par les humains afin notamment de faciliter la vie en communauté. Les calendriers ont été développés pour planifier les activités tout au long de l’année, comme les récoltes et les fêtes religieuses. Les horloges ont été élaborées pour mesurer le temps et organiser les activités des membres d’une société avec l’heure du travail, de la prière ou des rendez-vous.

Le temps psychologique, lui, concerne nos comportements vis-à-vis de la temporalité, comme la manière dont nous nous la représentons ou notre capacité à nous orienter dans une journée ou le calendrier. J’ai notamment étudié deux aspects: le sentiment du passage du temps – et donc les facteurs qui font que le temps nous semble passer vite ou au contraire lentement – ainsi que notre capacité à estimer les durées.

La sensation du temps qui passe plus ou moins vite dépend du contexte ainsi que de notre état émotionnel. On trouve que le temps passe lentement lorsqu’on s’ennuie ou qu’on est triste, et rapidement quand on est joyeux ou engagé dans une activité passionnante.

Une journée bien remplie nous semble être vite passée. Au contraire, on dira qu’une année s’est écoulée rapidement si on a l’impression qu’on n’en a pas fait grand-chose. Un paradoxe?

Non, car il ne s’agit pas de la même question. Dans le deuxième cas, il s’agit d’un point de vue autobiographique. Par exemple, lorsque les personnes âgées disent que le temps passe plus vite qu’avant, elles font une évaluation générale à l’échelle de leur vie. Et trouvent que les années passent vite car elles ont conscience du peu de temps qui leur reste à vivre et qu’elles ont déjà bien vécu. Il s’agit donc davantage d’une évaluation mentale que d’une impression subjective.

Au contraire, les personnes âgées disent plutôt que le temps passe lentement lorsqu’elles parlent du présent, notamment chez celles qui vivent en foyer. C’est lié à leur perte d’autonomie, à un ralentissement marqué de leur rythme de vie, ainsi que, souvent, à un état dépressif. La plupart des jeunes enfants disent au contraire que le temps passe vite, surtout jusqu’à l’âge de 5-6 ans, simplement parce qu’ils sont très souvent heureux.

Le temps qui passe lentement est donc un symptôme d’un mal-être?

Oui. On peut d’ailleurs utiliser ce phénomène pour suivre l’état psychologique d’une personne, par exemple lorsqu’elle vit une situation difficile, comme une dépression ou une dépendance à l’alcool. C’est un révélateur indirect d’un mal-être. En général, on a plus de facilité à exprimer un changement dans la vitesse du passage du temps qu’à décrire ce qui ne va pas dans notre vie.

«La sensation du temps qui passe dépend de notre état émotionnel»

Peut-on modifier sa perception du temps consciemment, par exemple avec la méditation?

Oui, les gens qui pratiquent la méditation disent parfois qu’ils sont «hors du temps», que le temps s’arrête. Mais c’est simplement parce qu’ils arrêtent d’y songer.

Pourquoi vous intéressez-vous à la manière dont nous estimons des durées?

Il s’agit d’une fonction fondamentale des êtres humains. Nous vivons dans un monde dynamique rythmé par des événements et par les intervalles qui existent entre eux. Pour les anticiper, il faut être capable d’estimer correctement les durées. Nous nous sommes également demandé s’il y avait une relation entre la sensation du temps qui passe et l’estimation des durées. Mais nos expériences ont montré qu’un tel rapport n’existe pas: le fait de surestimer les durées ne nous pousse pas à trouver que le temps passe lentement. Le sentiment du passage du temps n’est pas basé sur l’évaluation des durées.

Sommes-nous de bons chronographes?

En moyenne, nous estimons les durées correctement. C’est pour cela que la science pense que le cerveau est doté d’une sorte d’horloge interne. Nos estimations sont plus variables pour les durées longues que courtes, surtout au-delà de trois secondes. On peut également sous- ou surestimer les durées. Les facteurs les plus importants à l’origine de ces distorsions temporelles sont l’attention accordée à la durée, les émotions ainsi que les substances agissant sur le cerveau, comme les drogues. Pour ces dernières, c’est assez simple: les sédatifs ralentissent notre système d’horloge interne et les excitants l’accélèrent.

Et pour l’attention?

Les jeunes enfants, qui ont souvent de la peine à se concentrer, sont davantage sujets à des distorsions du temps, tout comme les gens souffrant de déficits d’attention avec hyperactivité. Ces derniers sont impulsifs, ont des difficultés à attendre et sous-estiment les durées. Les expériences montrent qu’une personne aura tendance à sous-estimer la durée d’un stimulus lorsqu’elle doit en même temps répondre à une question, comme décrire la couleur du mot qui s’est affiché devant elle.

On peut dire pour simplifier que c’est comme si notre cerveau estimait les durées en comptant les «tics-tacs» d’une horloge interne. Si nous nous concentrons sur autre chose que la durée, par exemple sur une tâche difficile, nous ratons des tics-tacs et nous sous-estimons après coup la durée écoulée. Mais attention, cette horloge interne n’est qu’une métaphore! Nous n’avons pas un organe dédié à la mesure du temps. Celle-ci repose sur un circuit neuronal complexe impliquant différentes régions cérébrales.

Le temps en vieillard avec une boussole, un globe et un sablier, attribué à Francesco Salviati (1533-1567)
Le temps en vieillard avec une boussole, un globe et un sablier, attribué à Francesco Salviati (1533-1567)

Quel rôle joue l’émotion?

Dans ce cas, c’est l’inverse: si nous instillions un sentiment de peur – par exemple en montrant le visage d’une personne agressive – les gens vont surestimer les durées. Ce phénomène est lié aux réactions physiologiques de la peur: notre rythme corporel s’accélère afin de pouvoir réagir plus rapidement, ce qui touche également les circuits temporels. Cela présente un avantage adaptatif incroyable, car si le temps passe plus vite, du moins dans notre perçu, nous réagissons plus vite à une situation de danger.

Y a-t-il des différences liées au langage?

Oui. Des études ont montré que les pratiques liées à une langue ou à une culture, notamment le sens de l’écriture, influencent les représentations du temps. Notre représentation symbolique du temps – en Occident, il s’agit d’une une flèche allant de gauche à droite – influence la manière dont notre cerveau traite l’information temporelle. On observe ainsi qu’un stimulus est jugé plus court s’il est présenté sur la gauche d’un écran que sur la droite. D’ailleurs, des mots associés au passé tels que «avant» ou «hier» sont identifiés plus rapidement lorsqu’ils sont présentés à gauche qu’à droite.

Les gens qui ont l’oreille absolue peuvent déterminer non seulement les intervalles entre deux notes mais également la hauteur d’une note individuelle. Existe-t-il le «temps absolu», donc la capacité à se situer temporellement, au-delà de l’estimation des durées?

Non, cela n’a pas été rapporté. Un point intéressant: les musiciens sont particulièrement doués pour estimer les durées, car les rythmes jouent un rôle important dans leur métier. Pareil pour les sportifs ainsi que les gamers.

On dit souvent qu’on «n’a pas le temps». Qu’est-ce que cela signifie?

C’est lié à la représentation qu’on se fait d’une société qui serait en train d’accélérer. Pour moi, ce n’est pas qu’on n’a pas de temps, c’est qu’on en perd beaucoup: en vérifiant sans cesse les messages sur son téléphone, en suivant l’information en continu, en regardant des écrans pendant des heures. On a aussi cette image qu’il faut bien remplir sa vie pour la réussir. Je ne le vois pas ainsi. Pour moi, il faut prendre conscience qu’on ne peut pas tout faire et avant tout reprendre le contrôle sur ses activités, sur sa vie, sur son temps. Nous devons apprendre à dire non et apprendre à savourer le temps.

Avons-nous oublié l’art de ne rien faire?

Oui. En fait, quand on «ne fait rien», on fait beaucoup: on réfléchit, on se ressource, on devient créatif, on se perd dans un magnifique paysage, on contemple sa vie... Mais attention: ne rien faire ne veut pas dire s’ennuyer! L’ennui est largement perçu comme négatif, car il est lié au manque d’engagement cognitif et à une certaine tristesse. Pour moi, il faut redonner du sens au vide.