ean-Christophe Babin, le CEO de Bvlgari, arborait au poignet un garde-temps singulier lors de la dernière édition des Geneva Watch Days: l’Octo Roma Carillon Tourbillon. Ce n’est pas la première fois que la maison romaine signe une montre sonore, mais celle-ci, qui sonne les heures, les quarts sur trois notes grâce au nouveau carillon du calibre BVL428, et les minutes, est bien particulière.
Au lieu d’utiliser la mélodie du Carillon de Westminster, comme c’est le cas dans la plupart des grandes sonneries sur le marché, Bvlgari a commandé à Lorenzo Viotti, qui est à la fois le directeur musical de l’Orchestre Gulbenkian, le chef d’orchestre désigné de l’Orchestre philharmonique des Pays-Bas, de l’Orchestre de chambre des Pays-Bas et de l’Opéra national des Pays-Bas, une mélodie personnalisée jouée sur quatre timbres. Le chef d’orchestre suisse de 35 ans a eu l’idée de concevoir une mélodie basée sur l’intervalle musical connu sous le nom de triton, appelé ainsi parce qu’il sépare deux notes de trois tons.
Pour bien comprendre ce qu’est un triton il faut revenir aux bases du solfège. Dans la gamme diatonique que l’on connaît - do, ré, mi, fa, sol, la, si do - presque toutes les notes sont séparées par un ton, sauf mi-fa et si-do qui sont séparées par un demi-ton. L’intervalle entre do et fa dièse par exemple, forme un triton car les deux notes sont séparées par trois tons. Le triton fut longtemps évité dans les compositions du fait de sa complexité harmonique et de son aspect dissonant qui lui avait valu l’appellation de «Diabolus In Musica». Toutefois il revient de manière récurrente chez les compositeurs romantiques du 19ème siècle, du fait justement de sa teinte mystérieuse, et il est embrassé par la musique moderne, devenant l’un des piliers du jazz et du blues. C’est cet intervalle à l’histoire complexe qui a été choisi par Lorenzo Viotti pour créer la mélodie de l’Octo Roma Carillon Tourbillon.
«Cette montre est une révolution, confiait Jean-Christophe Babin à son propos. Depuis 1793, toutes les grandes sonneries sonnent une mélodie qui est le carillon Westminster de Big Ben. Bvlgari est la première marque à oser réinventer la grande sonnerie, d’un point de vue musical, en créant une nouvelle mélodie, avec un très grand chef d’orchestre, Lorenzo Viotti. L’idée de faire évoluer la sonnerie est venue en partie de lui, parce qu’il ne comprenait pas pourquoi tout le monde jouait le carillon de Westminster.»
Mais qui mieux que Lorenzo Viotti pouvait expliquer cette nouvelle mélodie mystérieuse? Notre entretien.
Europa Star: Quelles notes avez-vous utilisées pour créer la mélodie de ce carillon?
Lorenzo Viotti: Le do, le fa dièse et le sol. Fa dièse est la note qui dérange car il s’agit du 3ème ton après la note de Do. Il y a un ton entre do et ré, un ton entre ré et mi et un ton entre mi et fa dièse, parce qu’entre mi et fa, il y a un demi-ton. Les intervalles entre do-fa dièse ou sol-fa dièse sont merveilleux mais ils sonnent un peu crispés à notre oreille. C’est un peu dissonant, mais c’est magnifique quand on résout sur quelque chose de plus rond. C’est une tension, un peu comme si vous faisiez un stretching: l’étirement n’est peut-être pas très agréable, mais après, vous êtes complètement détendu.
Comment avez-vous eu cette idée?
J’ai toujours été fasciné par le son des cloches. Autrefois elles sonnaient l’arrivée des ennemis, l’heure de la prière, elles accompagnaient les mariages, les funérailles. Je comprends l’idée d’utiliser le carillon de Westminster que tout le monde connaît pour une répétition minutes mais je ne voyais pas vraiment de relation avec Bvlgari, qui est une grande marque italienne avec une tradition grecque. Quand on m’a demandé de créer une nouvelle mélodie, j’avais besoin d’inspiration. C’est facile de créer une mélodie mais il fallait que celle-ci soit en relation avec la marque. Quand j’ai demandé aux équipes ce qu’elles attendaient de moi, elles m’ont répondu qu’elles voulaient quelque chose qui casse les limites, qui ne se fait pas. Et du coup je me suis dit: pourquoi pas quelque chose d’interdit? Or, selon la légende, qu’est-ce qui était interdit en musique, à l’époque où l’on composait ces grandes sonneries? Le triton. C’est un intervalle que j’adore parce qu’il peut se résoudre sur une tonalité très familière: par exemple, le fa dièse est une tension qui se résout sur le sol, ou bien sur le do dièse et qui ouvre une porte vers de nouvelles harmonies…
C’est ainsi que vous avez décidé d’utiliser cet intervalle?
Oui, mais comment gérer ces trois notes pour qu’elles ne se répètent pas tout le temps et pour qu’on ait une tension différente qui aille crescendo. Le sol, c’est la «résolution». Comment arriver à mixer la place de la note pour que, quand il est par exemple à 9h45, on entende do, sol, fa, dièse et qu’en arrivant à 10 heures, on reparte sur do? J’avais fait des recherches sur la vitesse, sur différents accents, j’avais donné beaucoup plus que trois notes sauf que techniquement, pour l’instant, c’est impossible.
Même avec quatre marteaux?
Oui. Dans l’avenir, on pourrait changer la couleur de la note, la vitesse, les accents, plein de paramètres en plus que je garde dans mon cartable, en attendant que la technique évolue et que l’on puisse développer quelque chose d’encore plus fou. Il y a encore des secrets qui doivent être gardés.
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Vous êtes ambassadeur de la marque Bvlgari depuis 2021, mais jusqu’à présent votre rôle était plutôt d’incarner une image. C’est la première fois que l’on vous demande d’intervenir sur la création d’un produit.
Absolument. J’ai toujours rêvé de cela. C’est magnifique d’être ambassadeur, de porter des choses très belles et de représenter une marque avec sa tradition à travers mon métier, mais faire partie d’un projet créatif, c’est extraordinaire. C’est entrer dans un monde que l’on ne connaît pas, mais qu’on a toujours rêvé de toucher du doigt, c’est rencontrer des personnalités exceptionnelles, c’est voir l’acharnement, la passion, la remise en question. Ce sont des choses primordiales, surtout pour ma génération qui a du mal parfois à se remettre en question, parce que tout va très vite et tout est à portée de main. Prendre le temps, passer deux ans sur trois notes, pour créer un objet qui peut vraiment changer la donne, c’est un processus qui m’a fasciné et qui me fascine encore.
On peut imaginer que pour un chef d’orchestre, créer une mélodie qui va donner l’heure, c’est un défi merveilleux.
Oui, parce que je ne vais pas entendre l’heure mais l’émotion que cette heure me procure. Je n’aurais pas nécessairement envie d’entendre cette musique à chaque passage des heures, mais peut-être que j’en éprouverais le désir à la fin d’une répétition, pour marquer la fin d’un cycle qui laisse la place à un autre. Cette mélodie, qui sonne comme des cloches, peut évoquer un souvenir très poétique et très personnel.
Est-ce que cette mélodie fait émerger en vous un souvenir particulier?
Je préfère qu’elle ne soit pas reliée à un moment précis. Pour moi c’est surtout le commencement d’un voyage musical. Ces trois notes marquent le début d’une relation avec une marque et j’espère que cela va évoluer. Cela peut aussi ouvrir des portes à d’autres artistes et à d’autres maisons qui peuvent elles aussi se dire que ce genre de collaboration pourrait être la clé d’un rapprochement entre plusieurs arts. Et c’est merveilleux parce que le milieu de la musique classique a très rarement eu à faire avec le milieu horloger, à part lorsque les manufactures deviennent sponsors de festivals. Avec cette montre, Bvlgari a mis en relation ces deux mondes.
Qu’avez-vous appris sur votre métier grâce à cette collaboration ?
De toujours se remettre en question, même si l’on pense avoir atteint un certain niveau et acquis une certaine expérience. On peut facilement se laisser bercer par un certain succès et se dire, « je connais mon métier, donc je ne vais pas me remettre en question». En travaillant avec les horlogers, je me suis rendu compte que si l’on fait une petite erreur, il faut tout reprendre à zéro: six mois de travail perdu. Si je dirige pour la 25ème fois un opéra, je ne vais pas me contenter d’ouvrir la partition pour la première répétition simplement parce que je le connais. Non, je vais racheter une partition vierge, sans mes inscriptions dedans, l’ouvrir cinq mois auparavant, recommencer à zéro et me dire: dans ta vie, tu es arrivé à ce stade-là, qu’est-ce que te procure le fait d’ouvrir cette page? C’est cela que j’ai appris: ils sont tellement passionnés qu’ils ne se reposent jamais sur leurs lauriers.
Avez-vous pensé à un moment donné que vous n’y arriverez pas?
Oui, bien sûr, cette pensée nous a tous traversé l’esprit. Dès le départ, mon idée était audacieuse, presque farfelue, et je n’étais pas certain que les membres de l’équipe de Bvlgari accepteraient de remettre en question cette complication horlogère à un tel niveau. Mais, en partageant cette vision, ils ont réalisé qu’il y avait une opportunité d’écrire une nouvelle page de l’histoire de l’horlogerie. Par la suite, après avoir écouté la sonnerie plusieurs fois, m’être rendu dans les ateliers, je me suis rendu compte que cela ne fonctionnait pas. Cela a parfois entraîné des malentendus, car ce que je percevais n’était pas évident pour tout le monde. Mais en trouvant les mots justes, nous avons réussi à nous comprendre et à trouver une solution ensemble. C’était un processus hyper intéressant où deux mondes sont entrés en collision, mais qui, à la fin, ont réussi à résoudre cette équation. A mes yeux, cette montre est le début d’une aventure et pas la finalité d’un projet. Quand on a la chance d’être animé par une passion, il faut continuer à se dépasser, à repousser les limites, car c’est ainsi que l’on parvient à transformer les choses et à faire rêver les gens.
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