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L’Epée: l’objet horloger non identifié qui dit le temps différemment

mars 2025


L'Epée: l'objet horloger non identifié qui dit le temps différemment

Comment une société active dans la fabrication de pendulettes depuis près de deux siècles, perdant en désirabilité, a-t-elle pu se transformer en l’une des marques les plus originales et créatives de la scène horlogère contemporaine, au point d’attirer l’œil de LVMH? Le récit de ce retour en grâce avec son artisan principal, Arnaud Nicolas.

A

plus d’un siècle d’intervalle, une même société horlogère vit deux âges d’or dans un contexte radicalement différent. Les deux événements se passent à Paris pour la marque L’Epée.

Le premier est la fameuse Exposition Universelle qui a lieu dans la Ville Lumière en 1889. Cinquante ans après sa création par Auguste L’Epée comme fabricant d’horloges et de boîtes à musique à Sainte-Suzanne en Franche-Comté, elle produit alors plus de 200’000 échappements par an, emploie 600 horlogers et sert toute l’industrie. A l’Exposition Universelle, L’Epée est honorée de plusieurs «Gold Awards», une reconnaissance donnée par les scientifiques pour une innovation toutes catégories confondues: elle en est lauréate pour ses échappements bien sûr, mais aussi, au-delà de l’horlogerie, pour ses compteurs qui permettent la régulation de la pression de l’eau et du gaz… et même des lampadaires. Un triomphe, donc.

Le deuxième se tient au Cheval Blanc, au cœur de la capitale, en 2025. LVMH y convie toutes ses marques horlogères, dont L’Epée, qui a tout juste rejoint le groupe. La marque représente le meilleur de ce que l’on nomme la «mécanique d’art» et est unanimement reconnue pour son ingéniosité technique, sa créativité esthétique et la qualité de ses finitions.

Une sélection de créations L'Epée, illustrant son côté le plus hétéroclite.
Une sélection de créations L’Epée, illustrant son côté le plus hétéroclite.

Salons ministériels et intérieurs contemporains

Comment passe-t-on ainsi des compteurs de gaz aux sculptures mécaniques parmi les plus prisées de la scène horlogère actuelle? Arnaud Nicolas, qui a repris la société en 2009 avec un associé, puis l’a réinventée de fond en comble avant de la revendre l’an dernier à LVMH tout en continuant à la diriger, a les éléments de réponse.

Arnaud Nicolas, CEO de L'Epée
Arnaud Nicolas, CEO de L’Epée

«Pendant longtemps, explique-t-il, L’Epée a été surnommée la marque des puissants, car ses créations étaient prisées des cours royales et des palais présidentiels, notamment en France et en Angleterre – le mariage de Lady Di lui a donné une visibilité mondiale. C’est pour cette facette particulière qu’un investisseur anglais l’a rachetée en 2000. Il l’a alors sortie de la distribution horlogère traditionnelle pour se concentrer sur cette clientèle. Mais les produits étaient devenus trop traditionnels. Lorsque nous avons repris la marque en 2009, nous avons repensé le produit pour le faire revenir dans les réseaux horlogers.»

Un article sur la société L'Epée publié en 1978 dans Europa Star.
Un article sur la société L’Epée publié en 1978 dans Europa Star.

La marque continue de produire (et réparer) son objet historique, la pendulette d'officier...
La marque continue de produire (et réparer) son objet historique, la pendulette d’officier...

Une forme de dualité, c’est ce qui frappe l’esprit en observant le catalogue de la marque aujourd’hui: d’un côté, elle conserve la production historique de pendulettes de table traditionnelles ou «horloges d’officier» qui ne dénoteraient pas dans un cabinet ministériel, telle qu’elle l’a toujours pratiqué (elle continue d’ailleurs d’offrir un service sur des modèles datant de plus d’un siècle); de l’autre – et c’est devenu sa facette la plus connue – elle propose des créations ultra-contemporaines, voire futuristes, de véritables «objets du temps», ludiques et tout à fait adaptés aux intérieurs les plus récents. Deux environnements pour une seule marque.

...mais sa facette la plus connue et contemporaine est l'horloge d'art, qu'elle a dynamisée en collaboration avec des horlogers. C'est le cas de ce modèle développé avec MB&F (avec qui L'Epée a co-créé 15 horloges en une décennie): avec un total de 1'520 composants, l'Albatross est dotée d'une sonnerie et d'un automate composé de 16 paires d'hélices qui entrent en action à chaque heure.
...mais sa facette la plus connue et contemporaine est l’horloge d’art, qu’elle a dynamisée en collaboration avec des horlogers. C’est le cas de ce modèle développé avec MB&F (avec qui L’Epée a co-créé 15 horloges en une décennie): avec un total de 1’520 composants, l’Albatross est dotée d’une sonnerie et d’un automate composé de 16 paires d’hélices qui entrent en action à chaque heure.

Manufacture intégrée, par la force des choses

C’est notamment à travers des collaborations avec des acteurs et marques de la nouvelle scène horlogère (Alain Silberstein, MB&F ou encore Fiona Krüger), à partir de 2011, que L’Epée s’est réinventée et est véritablement entrée dans le radar des collectionneurs. Mais pour ce qui est de la force de production, elle peut compter avant tout sur sa propre capacité manufacturière.

«Nous ne faisons que de la production mécanique, car nous travaillons sur le temps long, explique Arnaud Nicolas. Sur la Time Fast 2 par exemple, un modèle qui compte quelque 500 composants, seuls quatre d’entre eux ne sont pas faits chez nous. Nous sommes une manufacture intégrée, par la force des choses, puisque nous sommes le dernier fabricant dans notre catégorie en Suisse. Même les feux de la voiture ont été fait à l’interne, car on n’en trouvait pas sur le marché. Nous nous sommes improvisés une capacité dans la plasturgie!» La marque compte quelque 90 employés qui couvrent ainsi plus de 20 métiers différents.

Le modèle Time Fast II Chrome célèbre les lignes emblématiques des voitures de course des années 1960. Les affichages de l'heure (heures et minutes) du mouvement manufacture de 8 jours se situent sur les deux filtres à air alimentant les deux rangées de carburateurs du V8.
Le modèle Time Fast II Chrome célèbre les lignes emblématiques des voitures de course des années 1960. Les affichages de l’heure (heures et minutes) du mouvement manufacture de 8 jours se situent sur les deux filtres à air alimentant les deux rangées de carburateurs du V8.

L’ADN de L’Epée est fort: on reconnaîtra presque instinctivement sa «patte» sur ses créations, même si certaines ne sont pas signées mais commandées par de grands noms du circuit. Depuis une décennie, la marque a notamment beaucoup travaillé sur les effets de transparence sur ses objets mécaniques, révélant le cœur de leur mécanisme.

«En réalité, en nous associant avec certains des horlogers les plus innovants de notre temps pour concevoir des pendulettes ensemble, nous n’avons que repris une recette très ancienne pour la marque. Car le premier des partenariats de L’Epée remonte à 1870 avec Hermès!», précise Arnaud Nicolas.

Défendre toute une catégorie

Mais comment distribuer une marque aussi singulière? L’entrepreneur, ingénieur et physicien de formation qui a démarré sa carrière en oeuvrant au lancement de la fusée Ariane en Guyane (de la fusée à l’OVNI de l’horlogerie, il n’y a qu’un pas!), l’assure: «Là où nous avons de la chance, c’est que les boutiques horlogères ont complètement repensé leur expérience. Elles ont besoin d’autres catégories que les seules montres-bracelets. Nos créations ont la capacité d’animer l’intérieur d’une boutique, de lui donner un relier particulier, d’attirer le regard.»

D'une simple pression sur un bouton, la Watch Box, créée en collaboration avec le designer Winston Chapman, s'anime: son ingénieux système mécanique ouvre délicatement l'écrin tout en élevant le garde-temps.
D’une simple pression sur un bouton, la Watch Box, créée en collaboration avec le designer Winston Chapman, s’anime: son ingénieux système mécanique ouvre délicatement l’écrin tout en élevant le garde-temps.

Cela, c’est si L’Epée parvient à livrer, car son carnet de commande est plein et limité par l’originalité de sa production, puisqu’elle doit quasiment tout réaliser à l’interne. Elle doit d’ailleurs limiter pour l’heure sa distribution dans le monde des galeries d’art, un énorme marché potentiel au-delà de l’horlogerie, afin de désaturer ses capacités de production. Un agrandissement de son site de Delémont vient d’être achevé pour y répondre. Mais sa production restera, par nature, limitée.

«Récemment, j’étais à la Singapore Art Week et les visiteurs faisaient la queue pour nous voir, raconte Arnaud Nicolas. L’art mécanique les fascine, car nous représentons une catégorie d’objets qu’ils ne connaissaient pas du tout. Il y a quelque chose de magique. Tout le monde sait ce qu’est une montre, mais peu connaissent nos horloges d’art – ou alors ils se disent que c’est un produit du passé. Notre plus grand défi reste de changer cette perception et de nous faire connaître.»

L'Epée: l'objet horloger non identifié qui dit le temps différemment

Le rachat par LVMH pour soutenir la croissance

Cette saturation des capacités est d’ailleurs à l’origine du dialogue qui s’est noué avec le groupe LVMH, puisque Louis Vuitton et Tiffany & Co. étaient – et sont toujours – des clients de L’Epée, qui souhaitaient accroître leur collaboration mais se sont vues annoncer que cela n’était pas possible. Le besoin de grandir était réel, des investissements nécessaires: «Six mois avant le rachat, nous étions arrivés à la conclusion que le vrai facteur limitant pour L’Epée, c’était mon associé et moi-même, résume Arnaud Nicolas. Nous n’avions pas les ressources financières pour amener la marque à la dimension qu’elle méritait.»

Il faut préciser ici que les objets produits par L’Epée sont en général «statiques» et n’entrent pas pleinement dans le domaine voisin, mais distinct, de l’automate, qui «nécessiterait d’avoir recours à de l’électronique, ce que nous refusons».

En actionnant le frein à main de la T35, le moteur V8 est libéré, révélant un... briquet à gaz dissimulé à l'intérieur.
En actionnant le frein à main de la T35, le moteur V8 est libéré, révélant un... briquet à gaz dissimulé à l’intérieur.

Le savoir-faire de la marque, qui a développé plus de 50 calibres pour ses scultures du temps, est unique au sein du groupe LVMH: «Nous avons le grand luxe de pouvoir conserver notre esprit d’indépendance et d’entrepreneuriat. Nous sommes même encouragés à la prise de risque. Ce n’est pas un groupe dans lequel un consortium décide pour tous: chaque marque génère sa propre puissance créative. Au début, je pensais que c’était peut-être un argumentaire dans le cade de la négociation, mais aujourd’hui, de l’intérieur, je peux confirmer que c’est tout à fait cette philosophie qui domine. Le but est d’aider à notre développement, de passer un cap, mais nos objectifs restent les mêmes qu’auparavant.»

La collaboration sur des créations avec des marques, y compris hors groupe, doit s’étoffer: «A la place d’une dizaine de partenaires, nous envisageons de travailler avec une cinquantaine à terme. Nous savons qu’en soi, notre marque restera confidentielle, mais nous avons l’opportunité de ramener notre catégorie d’objets au centre de la conversation.»

L'Epée: l'objet horloger non identifié qui dit le temps différemment