ans surprise, les murs du bureau de la conservatrice Estelle Fallet sont entièrement tapissés d’une multitude d’ouvrages liés à ses domaines d’expertise: l’horlogerie, l’émaillerie, la bijouterie et les miniatures. Parmi ces trésors, vous trouverez les incontournables de l’édition horlogère, et en cherchant bien, le titre La mesure du temps en mer et Les horlogers suisses, son premier ouvrage, édité en 1995 par l’Institut L’homme et le Temps de la Chaux-de-Fonds.

Quatre ans plus tard en 1999, ce même Institut distingue la jeune historienne avec l’attribution du Prix Gaïa, dans la catégorie «Histoire & Recherche». Elle a alors 33 ans et poursuit des recherches à Paris, sur un sujet d’histoire des mentalités, après avoir officié en qualité de chargée de recherche auprès du Musée International d’Horlogerie (MIH). Jamais auparavant, ni depuis lors, les jurés du prix n’auront salué un talent aussi précoce en misant avant tout sur l’avenir de celui-ci. Une éternelle jeunesse donc, pour Estelle Fallet…

Estelle Fallet

©Mike Sommer

À l’époque, le professeur François Jequier – auteur du célèbre ouvrage De la forge à la manufacture horlogère - caractérisait dans son éloge une «jeune carrière en devenir». Aujourd’hui, Estelle Fallet se souvient avec émotion des figures marquantes de ses débuts: Pierre  Imhof et Catherine Cardinal, président et conservatrice du MIH, devenue professeure, ainsi que les historiens David Landes, François Jequier, Rémy Scheurer, Laurent  Tissot, sans oublier les étudiants en restauration d’horlogerie ancienne avec lesquels elle a «apprivoisé les sources de l’histoire de l’horlogerie». La lauréate, sourire aux lèvres, avait alors pleinement conscience de la «responsabilité» que ce prix impliquait.

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Faire face à un contexte difficile

La conservatrice «est aujourd’hui à un tournant de sa carrière». Un retour à la recherche se profile dans son activité de gestion des collections.

Elle débute sa mission au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) dix-huit mois après «l’événement dramatique» du dimanche 24 novembre 2002. Ce jour-là, route de Malagnou, 174 pièces du Musée de l’Horlogerie et de l’Émaillerie sont dérobées. Les Genevois et toute la communauté horlogère sont en émoi.

«Nous n’avons malheureusement récupéré que trois pièces.» Les indemnités perçues permettront néanmoins de reconstituer, a posteriori, «les trois quarts des collections perdues».

Oeuvre picturale Nature morte aux fruits Alexandre de la Chana (Genève, 19.1.1703 — Genève, 23.7.1765) Genève 1745 Émail peint, sur cuivre, métal doré (cadre). Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat, 1846 Inv. 1846-0012

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Au cours des vingt dernières années, Estelle Fallet se sent «portée par de nombreux projets» et une profession qui évolue. Car la «passion continue» aujourd’hui, même si, en 2016, le rejet par référendum populaire de l’agrandissement du MAH remet en cause des années de travail et met un terme à sa mission principale: rendre visible une collection patrimoniale exceptionnelle.

Alors, avec sa collaboratrice présente à 80% de son temps, le binôme saisit «toute opportunité d’exposition et de valorisation», comme une urgence en quelque sorte, une réponse à la vocation muséale publique de rendre accessibles des objets d’arts mécaniques et des œuvres uniques, témoignant d’une histoire ininterrompue depuis des siècles.

Pendule à double cadran tournant, à sonnerie « Les Trois Grâces », d’après François Vion Paris, 1778 Porcelaine et biscuit de Sèvres, modelé par Simon Louis Boizot (Paris, 1743 - 1809), sculpteur L’heure est indiquée par un index tenu par l’angelot assis au-dessus des cercles tournants Porte-échappement, échappement à ancre (remplace sans doute un échappement à cylindre), sonnerie des heures et demies au passage sur une cloche Haut. 53, larg. 20, prof. 25 cm Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Don de Hélène Sötet, 1955 Inv. AD 0795

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Préparer l’avenir

Les collections patrimoniales de la ville de Genève se sont enrichies au gré de dons tant publics que particuliers. En 2009, par exemple, le MAH accueille l’ensemble des artefacts de l’ancien Musée des cabinotiers à Genève, fondé par le joaillier Gilbert Albert en 1999 dans les anciens ateliers de la maison Gay Frères.

«Dernièrement, une particulière nous a confié trois dossiers de correspondances commerciales d’horlogers genevois, datant du 18^ème siècle, tandis qu’un autre nous a remis le journal manuscrit de son aïeul, envoyé comme expert à l’exposition universelle de Melbourne en 1880-1881, rapporte Estelle Fallet. Les inventaires ne sont jamais bouclés, grâce à la documentation des œuvres».

Modèle d’échappement duplex, dit de démonstration (d’une série de 10) Antoine Tavan (Genève, 1749 — Genève, 1836) Genève: vers 1805 Laiton, acier Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat pour le musée de l’Ecole d’horlogerie, 1901 Inv. AD 2554

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Car selon la spécialiste, les archives, qui sont les sources des historiens, doivent aussi intégrer le MAH afin d’aider un jour à identifier et commenter les objets de l’immense patrimoine actuel. Le musée s’avère ainsi être un refuge dans l’inconscient genevois, un espace unique de préservation d’une mémoire collective et/ou singulière pour les générations à venir.

Collier et son écrin Genève vers 1840 Or jaune, émail champlevé, émail peint sous fondan ; écrin cuir, velours, soie et passementerie Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat, 1991 Inv. AD 8001

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Des trésors qui dorment encore

La ville de Genève concentre les réserves de ses collections patrimoniales dans le quartier de la Jonction, dans un espace hautement sécurisé. Suite au choc provoqué par le cambriolage de Malagnou, le 24 novembre 2002, les exigences sécuritaires ont évolué: d’autres musées ont rapidement adapté leurs modes d’exposition et renforcé leur sécurité.

De leur côté, les particuliers, comme les fabricants horlogers, se sont mobilisés au travers de dons. La conscience collective de l’industrie horlogère a été pleinement engagée. C’est pourquoi le MAH peut aujourd’hui abriter dans ses réserves trois montres exceptionnelles, chacune d’elles ayant remporté l’Aiguille d’Or, la plus haute distinction décernée lors du Grand Prix d’Horlogerie de Genève auquel le MAH est associé.

Encrier en forme de fleur de pavot Eugène Feuillâtre (Dunkerque, 1870 - ?, 1916) Paris vers 1900 Argent embouti, martelé, ciselé, vermeil, fond d’émail translucide sablé avec épargnes brillantes, émail translucide brillant cloisonné or, émail en léger relief Haut. 6,5, diam. 9 cm Ville de Genève, Musées d’art et d’histoire, acquis de l’auteur, Paris, 1900 Inv. E 0150

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Au cœur d’une nouvelle scène du patrimoine horloger

«J’ai conscience d’avoir été active dans la création et la consolidation d’un réseau de professionnels de la conservation de l’histoire horlogère et de ses témoins», partage Estelle Fallet.

En effet, au tournant des années 2000, des marques horlogères investissent dans la conservation et la redécouverte de leur patrimoine horloger, dans un mouvement de professionnalisation. La vénérable maison Patek Philippe inaugure ce qui deviendra l’un des plus grands musées d’horlogerie au monde, alors que d’autres s’entourent d’historiens et/ou de restaurateurs pour la plupart formés au MIH dans les années 1990, à l’époque où Estelle Fallet y exerce ses fonctions de chargée de recherches.

Jean Rousseau (Genève, 1606 - 1684) Montre en forme de croix Genève, vers 1640 Boîte en cristal de roche taillé, laiton, argent Haut. 6,7, larg. 3,4, ép. 1,9 cm Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Legs Michel Nicklès et Bernard Demole, 1998 Inv. H 98-0349

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Aussi, une nouvelle toile se tisse sur les fondations d’amitiés créées et de synergies développées, qui fructifie au fil des collaborations. Les échanges sont fréquents. Le substrat d’une culture basée sur le partage d’informations cimente cette dynamique collective.

Cage à trois oiseaux chanteurs, avec montre et sonnerie Rochat Frères(Genève, 1810-1835), horlogers et facteurs de musique Genève, vers 1814 Cage octogonale en or jaune et rose, polis, gravés, ciselés, émail peint sur or, sous fondant, cristaux facettés, émail champlevé, base en cuivre doré Sonnerie au passage des quarts sur deux cloches, les oiseaux s’animent et sifflent au passage de l’heure et sur demande Haut. 27.1, larg. 10.1, prof. 10.1 cm Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat, 2003 Inv. H 2003-136

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Préserver n’est pas restaurer

Un aspect souvent méconnu du grand public concerne les soins à prodiguer concernant l’état même des objets mécaniques. Le conservateur a-t-il pour mission de les préserver afin de les transmettre, ou de tenter la remise en marche d’objets d’usage, créés pour fonctionner?

Estelle Fallet répond sans détours: «Nous préconisons la mise en état et sa stabilisation plutôt que le bon fonctionnement, pour éviter la dégradation des mécanismes d’origine, à force d’usure. Pour ce faire, nous bénéficions d’un demi-poste en interne de restauration, occupé par une horlogère formée au Locle.»

Montre de poche à répétition, dite chinoise Piguet & Meylan (Genève, 1811-1828), horlogers, attribué à Jean-François Victor Dupont (Genève, 1785-1863) peintre sur émail, attribué à Frères Oltramare (Genève, actifs 1er quart 19e s.), faiseurs de boîte Genève, vers 1820 Boîte en or poli et gravé, émail peint sur or, sous fondant, émail flinqué et champlevé, entourage de perles, pendant et bélière émaillés Diam. 5.65, haut. 7.85, ép. 1.85 cm Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat, 2003 Inv. H 2003-0138

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Au cours de l’entretien, ce matin-là, nous aurons le privilège de visiter l’atelier de restauration, installé dans une grande salle lumineuse des sous-sols du vénérable musée genevois. La jeune horlogère s’active, après avoir méticuleusement démonté un mécanisme de boîte à musique de gare qui sera présenté à l’occasion d’une nouvelle exposition. Plusieurs tours à usiner, héritages de l’ancien Musée d’Horlogerie de Malagnou, lui offrent une précieuse assistance ponctuelle.

Quel avenir pour les collections d’horlogerie genevoises?

Sur ce sujet, Estelle Fallet évoque l’inscription des savoir-faire de l’horlogerie et de la mécanique d’art au patrimoine immatériel de l’Unesco, démarche collective dans laquelle elle a représenté les collections historiques genevoises, partie prenante du réseau horloger de l’Arc Jurassien. Le patrimoine réuni par la Ville de Genève depuis le 18^ème siècle joue à l’évidence un rôle incontournable dans cet écosystème complexe.

Il nous revient de rappeler à ce moment comment la capitale genevoise s’est imposée, à partir des années 1990, face à la ville de Bâle, sa rivale (Foire de l’horlogerie 1917- Baselworld 2019), comme centre mondial où convergent les créateurs et les affaires.

Et d’ajouter: «Le patrimoine public genevois à taille humaine est un vrai joyau, dont le potentiel reste à exploiter.»

Montre de poche à musique et répétition à quarts Louis Duchêne & Fils, horloger, D. Mottu, faiseur de boîtes Genève, entre 1815 et 1819 Boîte en or rose guilloché, poli, cadran émail blanc, aiguilles Breguet acier Haut. 7.6, diam. 5.68, ép. 2 cm Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Achat, 2012 Inv. H 2012-0022

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

Montre de poche, dite « chinoise » Bovet Édouard Bovet (1797 - 1849) dit Bovet de Chine, attr. Londres (boîte), Fleurier (mouvement) Genève (émail) vers 1840 Or, émail champlevé et flinqué, émail peint sous fondant Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire, Don de Gustave Loup au Musée des arts décoratifs de Genève, 1915 Inv. M 0911 Montre dérobée en 2002 et retrouvée en 2004 et de retour dans les collections depuis 2007.

Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève

BIOGRAPHIE

1966 Le 19 avril, naissance à La Chaux-de-Fonds.

1984-1989 Licence ès lettres à l’Université de Neuchâtel en histoire, français et histoire de l’art. Mémoire de licence en histoire: «L’enseignement primaire au XIXe siècle, 1850-1872: regards sur La Chaux-de-Fonds», 1989.

1988 -1999

 Chargée de recherche auprès de l’Institut L’Homme et le Temps, La Chaux-de-Fonds, mandataire FNRS.
 Collaboratrice scientifique au Musée international d’horlogerie, La Chaux-de-Fonds. Documentaliste au Musée international d’horlogerie, La Chaux-de-Fonds.

1999Lauréate du Prix Gaïa (Histoire & Recherche) décerné par l’Institut L’Homme et le Temps, La Chaux-de-Fonds.

1999-2000 Bourse de recherche «Jeune chercheur» FNRS, Paris (Sorbonne, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France, Archives nationales): «Environnement culturel des horlogers neuchâtelois au 19^ème siècle».

1999-2001 Mandats de recherche et d’écriture (Fondation La Résidence, Le Locle ; Association des fabricants d’horlogerie des Montagnes neuchâteloises)

2001 Lauréate du Prix Bachelin d’Histoire décerné par l’État de Neuchâtel et la Société d’Histoire et d’Archéologie du Canton de Neuchâtel.

2001-2004 Engagée comme historienne et archiviste auprès de Tissot SA, Le Locle ; rédige et édite les ouvrages du 150eanniversaire de la maison, et assure le commissariat des expositions.

2004 Conservatrice du Musée de l’horlogerie et de l’émaillerie de Genève, filiale du Musée d’art et d’histoire.


2010-2018

 Membre du Comité de direction du Musée d’art et histoire de Genève et membre du Conseil scientifique. Actuellement
 Conservatrice en chef, responsable du domaine Horlogerie, Émaillerie, Bijouterie et Miniatures du Musée d’art et histoire de Genève. Membre du Conseil scientifique du Musée d’art et histoire de Genève.

PUBLICATIONS PRINCIPALES

FALLET Estelle, BAEZNER Anne, MOTTIER Yvette et MARIN Jean-Yves (Préface), «Aimer la matière. Un regard mis à l’honneur», Musées d’art et d’histoire, Genève (2015), 126 p. ill.

FALLET Estelle et alii, «Geneva at the heart of Time. The origin of Swiss Watchmaking», Capital Museum, compiled by Geneva Museum of Art and History, Vacheron Constantin, 303 p. Beijing (2015), édition bilingue, anglais et chinois.

FALLET Estelle, «L’horlogerie à Genève. Magie des métiers, trésors d’or et d’émail», Paris, Hazan (2011), 143 p.

FALLET Estelle, SIMONIN Antoine (direction), «Dix écoles d’Horlogerie suisses. Chefs d’œuvre de savoir-faire». A. SIMONIN [ÉD.], Neuchâtel (2010), 568 p.

FALLET Estelle, MENZ Cäsar [Préface], BAEZNER Anne [Notices], «Parures au quotidien, Bijoux anciens et Bibelots précieux du Musée de l’Horlogerie et de l’Émaillerie de Genève», Genève, Musée d’Art et d’Histoire (2007), 135 p.

FALLET Estelle, MENZ Cäsar [Préface], «La pendulerie dans les collections du Musée de l’Horlogerie et de l’émaillerie de Genève», Genève, Musée d’Art et d’Histoire (2005), 95 p., 120.

FALLET Estelle, [Préface de François THIÉBAUD], «TISSOT, 150 ans d’histoire 1853-2003», Le Locle, Tissot (2003), 351 p.

FALLET Estelle, «Le roman d’une fabrique de montres» [Préface Nicolas G. HAYEK], Le Locle, Tissot (2002), 278 p.

FALLET Estelle, «L’Atelier d’horlogerie de l’Hospice du Locle (1827-1879). L’Éducation par le travail», Le Locle, La Résidence (1999), 175 p.

FALLET Estelle, CORTAT Alain, «Apprendre l’horlogerie dans les montagnes neuchâteloises 1740-1810. Processus d’apprentissage et transmission de savoir-faire», Institut L’Homme et le Temps, La Chaux-de-Fonds, (2001), 176 p.

FALLET Estelle, «La mesure du temps en mer et les horlogers suisses», Institut L’homme et le Temps, La Chaux-de-Fonds, (1995), 518 pages.

PODCASTS

«L’histoire de la mesure du temps fascine nos contemporains», Genève Active (2006), échange entre Jacques Magnol et Estelle Fallet.

Le bijou comme un bisou #58 les joyaux de Gilbert Albert | Ausha

Les Univers de GemGenève #4 Estelle Fallet et François Junod: les automates musicaux