Portraits


Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu’il mérite

English
juillet 2024


Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Par rapport au boîtier ou au mouvement, le bracelet fait encore figure de «parent pauvre» parmi les composants de la montre, bien souvent traité comme un simple accessoire commandé à des tiers. La dissémination sans précédent de la passion de l’horlogerie à travers le monde ces dernières années lui a néanmoins donné une nouvelle pertinence. Une manufacture familiale, à l’histoire singulière et à la R&D particulièrement poussée, profite pleinement de ce changement de statut et veut l’encourager: visite chez Jean Rousseau, qui célèbre ses 70 ans et accompagne les maisons du luxe dans leur conquête du poignet.

E

n 1999, cadre employé dans une multinationale à Paris, Jacques Bordier a un rêve: devenir entrepreneur. Pour cela, il mandate une société qui identifie plusieurs reprises potentielles. L’une d’elles l’intrigue particulièrement: Cobra, un groupe établi en Franche-Comté et spécialisé dans la conception de bracelets en cuir pour l’horlogerie.

Fondée en 1954, cette structure, issue de plusieurs fusions, a connu une forte croissance, jusqu’à être cotée à la Bourse de Lyon. Au cours de la décennie 1990, elle est même devenue le premier fabricant mondial de bracelets en cuir avec 10 millions d’unités produites chaque année et quelque 500 modèles. Mais, ne parvenant plus à rivaliser avec la nouvelle concurrence asiatique malgré un site de production à l’île Maurice, et ayant perdu son principal client suisse, elle est contrainte de déposer le bilan en cette année 1999.

Anaïs Bordier a rejoint son père Jacques Bordier au sein de la société familiale.
Anaïs Bordier a rejoint son père Jacques Bordier au sein de la société familiale.

«Bien que je ne connaissais pas du tout ce domaine, je me suis senti en quelque sorte chevalier blanc, se souvient Jacques Bordier. Il n’était pas concevable que des savoir-faire si particuliers disparaissent. J’ai réuni plusieurs partenaires financiers et nous avons déposé un dossier de reprise.»

La Manufacture Jean Rousseau près de Besançon. La société possède également une unité de production en Hongrie et a prévu la construction d'un nouveau site à Troyes.
La Manufacture Jean Rousseau près de Besançon. La société possède également une unité de production en Hongrie et a prévu la construction d’un nouveau site à Troyes.

Son dossier accepté, le nouveau propriétaire décide de prendre le contre-pied de la stratégie suivie jusque-là: plutôt qu’une production de volume, il opte pour le luxe, le haut de gamme, la qualité, cohérente avec le savoir-faire maison. Mais on ne change pas une réputation en un tour de poignet: les clients rencontrés n’associent pas Cobra aux exigences des métiers du luxe.

A la fin des années 1980, Cobra fait son entrée à la Bourse de Lyon. Elle est alors un géant du bracelet mais connaîtra des difficultés lors de la décennie suivante.
A la fin des années 1980, Cobra fait son entrée à la Bourse de Lyon. Elle est alors un géant du bracelet mais connaîtra des difficultés lors de la décennie suivante.
©Archives Europa Star

C’est une mue complète de l’identité de la société qui doit être opérée. Les activités qui ne sont pas liées à la seule production de bracelets, notamment dans la distribution qui faisait suite à une volonté de diversification de l’ancienne équipe, sont abandonnées pour mieux se concentrer sur ce seul savoir-faire. L’ancien propriétaire avait initié une gamme de produits de luxe nommée Jean Rousseau, en hommage à l’un des fondateurs de la société. C’est ce filon qui sera désormais exclusivement exploité par la structure, qui est alors rebaptisée Manufacture Jean Rousseau.

Sous la nouvelle direction et propriété de Jacques Bordier, la société est renommée Jean Rousseau et s'oriente vers le monde de l'horlogerie de luxe. Ici une annonce parue en 2006 dans Europa Star.
Sous la nouvelle direction et propriété de Jacques Bordier, la société est renommée Jean Rousseau et s’oriente vers le monde de l’horlogerie de luxe. Ici une annonce parue en 2006 dans Europa Star.
©Archives Europa Star

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite
©Archives Europa Star

Même si cela prend un peu de temps, de premiers clients actifs dans le luxe sont séduits. Car la période est particulièrement favorable: les années 2000 vont confirmer une ère de résurgence de la belle horlogerie mécanique et multiplier la demande pour des bracelets de bonne facture.

Un beau retournement de situation pour la marque: la Chine, qui était devenue concurrente de Cobra jusqu’à lui faire déposer le bilan par sa production de bracelets bon marché, allait finalement porter le nouveau segment choisi par Jacques Bordier, par la force de sa demande pour l’horlogerie de luxe. «J’ai eu sept vies, et parmi celles-ci j’avais déjà passé un moment dans l’industrie du luxe, au sein du groupe qui allait devenir LVMH, précise-t-il. J’ai eu cette intuition que le haut de gamme était la nouvelle voie à suivre pour la société.»

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

La marque Cobra elle-même est alors revendue à un autre acteur du bracelet, le site de l’île Maurice est quant à lui remis à des entrepreneurs locaux, et tout redémarre au début des années 2000 dans le siège historique proche de Besançon, avec 45 personnes qui ont maintenu le savoir-faire du travail du cuir. Il faut y recréer une activité de production. En parallèle, un nouveau site est ouvert dans l’Union européenne, en Hongrie, pour proposer plusieurs gammes de prix, sous la supervision de formateurs venus de Besançon.

La boutique parisienne de Jean Rousseau. La marque a également ouvert des boutiques flagship à New York, Londres et Tokyo.
La boutique parisienne de Jean Rousseau. La marque a également ouvert des boutiques flagship à New York, Londres et Tokyo.

Pour parfaire son image de marque, Jean Rousseau inaugure dès 2001 une boutique à Paris, déployant les savoir-faire artisanaux à destination du gand public mais servant aussi – littéralement – de vitrine de son expertise vis-à-vis de potentiels clients dans le monde du luxe. Aujourd’hui, la manufacture compte également des boutiques «flasgship» au Royaume-Uni, au Japon ou encore aux Etats-Unis.

«Comme nous travaillons pour de grandes marques, nous ne pouvons généralement pas citer nos clients, précise Jacques Bordier. Dès lors, une boutique est un vecteur de communication formidable. De plus, le marché des particuliers est aussi intéressant. Depuis la reprise de la société, ma vision n’a pas changé: fondamentalement, nous sommes axés sur la qualité du service, en B2B et B2C. Bien souvent, nos clients viennent nous voir avec des problématiques et charge à nous de trouver les solutions adaptées, mais aussi de les accompagner et les servir directement sur leurs marchés principaux.»

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Jean Rousseau a notamment mis en place, sur des marchés stratégiques, un service de réaction rapide en 24 heures sur des produits qui pourraient autrement prendre des mois à commander en Suisse. Récemment, elle a aussi initié une collaboration avec la marque IWC qui a équipé certaines de ses boutiques de configurateurs de bracelets, offrant un large choix à ses clients.

La plus grande part de l’activité de Jean Rousseau – de l’ordre de 80% - reste la livraison de bracelets à des marques suisses, en particulier une dizaine de grands clients principaux, mais la société entend accroître sa diversification, entre ses boutiques actives auprès de clients particuliers ou encore la déclinaison de toute une ligne de produits en cuir au-delà du seul bracelet: sacs à main, portes-monnaie, portes-carte, etc. Comme pour bien d’autres fournisseurs, une manière de ne pas dépendre entièrement de la conjoncture de l’industrie horlogère suisse.

Le bracelet de montre en alligator domine sa production, devant le veau. «Quel que soit l’endroit auquel se destinent nos bracelets, toutes les matières premières passent d’abord par la maison-mère, ici en Franche-Comté, précise Jacques Bordier. Et toutes nos filiales dans le monde comptent des artisans qui ont été initialement formés ici. Quel que soit l’endroit où le bracelet a été conçu ou commandé, vous devez retrouver la même qualité et le même service partout.»

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Jean Rousseau est aussi une entreprise familiale, puisque la fille de Jacques Bordier, Anaïs, a rejoint en 2015 la société pour prendre en charge son activité marketing (du reste, il s’agit d’une histoire de famille singulière, avec la découverte à travers les réseaux sociaux de l’existence de sa sœur jumelle à l’autre bout du monde – histoire bouleversante qui a fait l’objet d’un beau documentaire que nous recommandons ici!).

«En quelque sorte, cette transmission s’est faite dès la reprise de la société, car mon père est un pionnier du télétravail, se souvient Anaïs Bordier. Dès lors j’ai pu assister à toutes ces démarches, petite, à la maison. Ma mère aussi a été très impliquée dès le début, notamment dans le développement du concept de boutiques-ateliers. Nos déjeuners étaient toujours animés par les conversations sur Jean Rousseau!»

C’est le travail de la tannerie qui attire d’abord la jeune femme, notamment les multiples essais de colorations des cuirs. Au fil de ses études de design, puis de stylisme et de marketing, elle effectue des stages dans l’entreprise familiale, avant de la rejoindre naturellement à plein temps.

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Le monde du bracelet en cuir n’échappe pas aux bouleversements sociaux et culturels, notamment les débats sur l’utilisation de matières d’origine animale. «Ce qui m’a toujours étonné, relève Jacques Bordier, c’est la force des différents cycles qui passent en horlogerie: il y a des périodes favorables au bracelet en cuir, puis à l’acier, puis au caoutchouc. Aujourd’hui les marques semblent chercher, dès qu’elles le peuvent, à utiliser d’autres matières, non animales, mais on le constate dans nos boutiques: l’alligator reste très populaire auprès des collectionneurs et amateurs d’horlogerie.»

Pour répondre à cette demande alternative, Jean Rousseau a néanmoins lancé dès 2014 une collection de bracelets sans cuir animal, mais celle-ci reste marginale dans la demande totale. «Parmi les produits développés, nous avons un partenaire qui récupère des peaux de poissons, et même dans le cadre de l’alligator, il ne faut pas oublier que tout est utilisé dans l’animal. A la base, le maroquinier est avant tout un récupérateur», explique Anaïs Bordier.

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Son père enchaîne: «Majoritairement, les alternatives n’ont pas encore les performances du cuir traditionnel ou alors elles sont traitées avec des produits peu désirables. Des solutions intéressantes se développent néanmoins: nous avons par exemple déjà utilisé de l’alcantara, ainsi que des combinaisons de matières, par exemple du caoutchouc avec des matières synthétiques, mais aussi du liège ou des tissus de type cordura.» Une collaboration a même été nouée avec un spécialiste au Japon pour récupérer des chutes des ceintures traditionnelles de kimono!

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Une piste intéressante est celle de la Serycine, une matière éco-responsable produite par les vers à soie (qui peuvent parcourir jusqu’à un kilomètre en trois jours!). «Une filière agricole a été recréé en France, dans les Cévennes, avec des résultats exceptionnels, explique Anaïs Bordier. Cette matière est déjà utilisée sur des cadrans de montre et nous sommes en train de l’explorer pour la retravailler comme un cuir, avec d’autres propriétés.»

On l’aura compris: le pôle R&D est un axe stratégique important pour Jean Rousseau. La société, qui réalise un chiffre d’affaires de l’ordre de 25 millions d’euros, compte plus de 400 employés – un chiffre qui va encore augmenter avec la construction de son nouveau site à Troyes. Celui-ci accueillera notamment les activités de maroquinerie au-delà du seul bracelet, toujours dans l’optique de diversification des ressources de la manufacture, face à des cycles qui s’accélèrent dans l’industrie horlogère.

«A terme, l’objectif est de stabiliser nos revenus entre l’horlogerie et nos autres activités, souligne Jacques Bordier. Nous voulons éviter de subir tout à coup une forte accélération de la demande à laquelle nous ne pouvons pas nécessairement répondre, suivie d’une brusque baisse des commandes.» Après des années d’essor sans précédent, l’horlogerie de luxe connaît en ce moment un fort ralentissement, qui impacte toute la chaîne de sous-traitance.

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Après avoir réussi à sauver puis réinventer depuis 25 ans une filière du bracelet en cuir de qualité dans la région, l’entrepreneur en est convaincu: «La vraie richesse, ce sont les femmes et les hommes œuvrant dans l’entreprise, détenteurs de ces savoir-faire. Perdre des artisans pour des raisons économiques, c’est absolument catastrophique, car ensuite il faut rembaucher et former à nouveau, cela prend des années. Même pendant le covid, nous n’avons jamais licencié pour raisons économiques. Nous essayons à tout prix de conserver les compétences et l’esprit de la société, quels que soient les aléas de la conjoncture.»

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite

Et de partager un autre souhait, celui de sortir de la confidentialité dans laquelle reste confiné le monde du bracelet. «Ce métier n’est pas toujours considéré à sa juste valeur dans l’industrie horlogère, or les collectionneurs ne s’y trompent pas en accordant une importance toute particulière à ce composant. Cette valorisation, c’est aussi ce qui va permettre de transmettre ce savoir-faire artisanal dans le temps. Mon rêve est qu’un maximum de marques mentionnent la Manufacture Jean Rousseau comme un gage de qualité pour leurs bracelets. En automobile, on voit bien les pneus Pirelli s’afficher sur les supercars!»

Jean Rousseau: donner au bracelet la place qu'il mérite