n le sait, pour réussir aujourd’hui, une marque de luxe doit faire preuve d’un admirable sens de l’accueil, d’autant qu’un nombre croissant d’horlogers se sont transformés eux-mêmes en détaillants, avec pignon sur rue. Dans les faits, les choses se compliquent, entre listes d’attente à rallonge débouchant sur de la frustration et boutiques trop traditionnelles pour séduire les nouvelles générations.

Ces dernières années, on a ainsi vu apparaître de multiples nouvelles formes d’expérimentations dans les milieux horlogers: appartements ou «lounges» remplaçant le pied de porte, création de cafés adossés aux boutiques, roadshows, voire lancements d’hôtels comme le fait Bulgari et plus récemment Chopard. Quant à l’essor du e-commerce et du marché secondaire, il résulte en grande partie du manque de disponibilité des pièces dans les boutiques mêmes.

Une marque, dont nous avons déjà chroniqué la mue radicale qui a surpris tout son monde, veut pousser le concept de l’accueil à son paroxysme (lire ici): Jaquet Droz. Et ce n’est peut-être pas un hasard si elle est dirigée par un vétéran de Swatch Group, mais aussi un spécialiste de l’hospitality. Avant de rejoindre Omega, puis Blancpain durant 17 ans auprès de Marc Hayek et aujourd’hui Jaquet Droz, Alain Delamuraz a notamment dirigé le Beau-Rivage Palace de Lausanne et fait ses armes dans ce milieu.

Sur cette Tourbillon Skull Pink Pointillisme, la quasi-totalité du crâne est couverte de plus de ’3000 points de peinture, individuellement posés à la main et aux pinceaux, certains ne comportant qu’un unique filament.

Plus que toute autre marque, Jaquet Droz doit appliquer le concept d’hospitality horlogère sur mesure, puisque la marque a fait le choix stratégique de ne plus passer par les réseaux de détail traditionnels mais de proposer exclusivement des modèles personnalisés de manière directe ou via des agents ou «ambassadeurs» à une clientèle ultra-exclusive. Elle a par exemple récemment mis en scène le voyage de la direction de la marque à Palm Beach pour remettre en mains propres son garde-temps réalisé sur mesure au chanteur américain Bon Jovi.

«Qu’est-ce qu’il fallait à Jaquet Droz? La marque est si ancienne qu’elle a déjà eu plusieurs vies. Il fallait choisir la suivante. Mais elle ne pouvait pas continuer à proposer à la fois une Grande Seconde à 10’000 francs et des Automates à 500’000 francs. En horlogerie, on ne peut pas ratisser aussi large, sauf à avoir une «core collection» de volume plus abordable et quelques modèles d’exception. Mais on ne peut pas faire l’inverse, cela crée de la confusion. Dès lors, notre choix s’est porté sur beaucoup plus d’exclusivité», détaille Alain Delamuraz.

La Tourbillon Skelet Saphir Opale est une pièce unique dont la boîte en verre saphir offre un bain de lumière à un cadran en opale translucide, fin de seulement 0,4 mm.

Des 5’000 à 6’000 pièces de série réalisées précédemment par Jaquet Droz, la production est passée à moins de 100 pièces uniques par an, mais le prix moyen a explosé à près d’un demi-million de francs. Quelques pièces, réservées aux grands collectionneurs, sont communiquées, comme cette montre de poche à automate Parrot Repeater de plus d’1,6 million de francs. «Quelles sont les marques qui se concentrent sur un prix à six chiffres? Avec ces changements, nous avons pris le taureau par les cornes. Nous sommes extrêmement clairs dans notre approche et voulons aller jusqu’au bout.»

Pièce unique d’exception, la Montre de poche automate Parrot Repeater en or rouge a nécessité le travail d’une dizaine d’artisans pendant un an. D’une valeur de plus d’1,6 million de francs, elle intègre 1’240 pierres serties à la main, dont 486 émeraudes, 727 saphirs et 16 rubis.

Tout découle ainsi de ce choix stratégique, y compris la décision de sortir du retail traditionnel. «Le client d’une montre à un demi-million de francs, nous devons le connaître directement. Il arrive dans son véhicule de collection, son yacht, son jet privé, et ne se balade pas à aller chercher des montres à un demi-million dans les points de vente ouverts au public. C’est une autre catégorie, une autre typologie, qui requiert un traitement personnalisé, unique, bespoke», précise le CEO, qui a pris une année pour informer les 167 ex-points de vente et partenaires avant d’activer la mue de la marque.

Alain Delamuraz, CEO de Jaquet Droz, avec le chanteur Jon Bon Jovi lors de l’«unboxing» de son modèle sur mesure à Palm Beach

«Pas de la destruction, de la disruption», poursuit celui qui dit aimer «les oxymores, comme disruptive legacy». Ce qu’Alain Delamuraz avait en tête, et qu’il avait d’ailleurs essayé d’appliquer dans le monde de l’automobile lors de sa «pause» hors groupe entre son départ de Blancpain et son arrivée chez Jaquet Droz, était le concept de «laboratoire créatif», reprenant la tradition d’époque à destination des cours royales et impériales. Et de citer en passant Victor Hugo: «L’avenir est une porte, le passé en est la clé.»

Ainsi, plutôt que d’être représentée dans des points de vente (à quelques exceptions près: le Nicolas G. Hayek Center dans le quartier de Ginza à Tokyo et deux en Chine), la marque établit des partenariats avec des ambassadeurs ou agents, disposant d’un réseau auprès de clients exclusifs, qui travaillent sur commission – y compris d’ailleurs d’anciens détaillants officiels de Jaquet Droz!

«Cela ne repose pas sur des contrats de dizaines de pages mais sur des relations flexibles et simples, souligne Alain Delamuraz. Surtout, nos ambassadeurs ne prennent pas le risque d’acquérir du stock. Une commission sur une montre à 500’000 francs peut être toute aussi intéressante qu’une marge sur un stock de montres plus abordables…» Quand à leur profil, il peut s’agir tant d’anciens détaillants que d’agents en lien avec une clientèle exclusive, du golf au yachting en passant par le cigare. «Mais le meilleur ambassadeur reste le client. Certains deviennent porteurs d’affaires et touchent une commission, d’autres nous mettent en relations à titre purement amical.»

Le Tourbillon Skelet Or Rouge - Bon Jovi est une pièce unique réalisée à la main suivant les spécifications personnelles du chanteur. Tourbillon Squelette Automatique à 8 jours de réserve de marche, elle expose le logo qui célèbre les 40 ans de son groupe, gravé à la main dans un bloc d’or massif.

Tisser un tel réseau, auprès de clients déjà très courtisés par de nombreuses marques (l’horlogerie elle-même ne manque pas d’enseignes qui leur sont dédiées), prend néanmoins du temps. «Nous en sommes encore au début, c’est un travail de longue haleine. Nous devons encore faire bien davantage connaître notre marque et son histoire. Heureusement, nous faisons partie d’un groupe qui croit en cette démarche et nous accorde ce temps précieux», ajoute le CEO.

Le sésame reste de convaincre de potentiels clients de venir eux-mêmes à la manufacture, où ils peuvent expérimenter cette «hospitalité» horlogère, rencontrer les artisans et sélectionner les paramètres de leur garde-temps. A défaut, la marque de La Chaux-de-Fonds a équipé ses ateliers d’un studio flambant neuf doté de six caméras 4K, pour retranscrire cette expérience en ligne et à l’écran.

L’Automate Dragon Impérial Or Rouge – Cuprite est une pièce unique dotée de neuf animations.

Du côté de la production, Alain Delamuraz n’avance pas de bouleversement de fond dans la composition des équipes (une cinquantaine de personnes), malgré ce virage drastique. L’esthétique centrée sur le symbole du «8» demeure centrale et la marque peut continuer de miser sur ses points forts – les métiers d’art – pour la réalisation de modèles d’exception. Seuls les motifs, réalisés sur mesure, peuvent changer – passant par exemple de l’oiseau traditionnel et bucolique à l’hélicoptère, selon les goûts!

Jaquet Droz réalise également des écrins sous forme d’automates. En attendant le retour de ces automates mêmes qui ont fait la réputation de Pierre Jaquet-Droz auprès des cours d’Europe au 18^ème siècle?

A l’époque, ces androïdes étaient eux-mêmes utilisés comme des outils marketing par l’horloger, qui proposait des places payantes pour ces spectacles mécaniques, profitant aussi de vendre ses produits horlogers. Des automates du 21^ème siècle signeraient certainement une carte de visite impressionnante pour cette nouvelle version de la marque. Une marque qui, visant une clientèle exceptionnelle, «n’est plus en concurrence avec d’autres horlogers, mais plutôt avec un fabricant de jet privé, de yacht ou de bolide», raisonne Alain Delamuraz.

La cérémonie d’«unboxing» fait d’ailleurs partie intégrale de l’expérience, vue comme une célébration. Si possible en présence d’un groupe d’amis qui compteront, pourquoi pas, parmi les clients de la marque… L’envie reste le meilleur des carburants au réflexe d’achat, y compris – et peut-être surtout – chez les happy few!