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Caran d’Ache, le trait d’union des générations

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avril 2025


Caran d'Ache, le trait d'union des générations

Aujourd’hui gérée par la quatrième génération des Hubscher, la fabrique genevoise de crayons et instruments d’écriture partage de très nombreux points communs avec l’industrie horlogère, si proche: accent sur la qualité, défense du Swiss made dans le monde, réunion de multiples savoir-faire dans une même manufacture et aussi nombreuses collaborations directes. Mais elle est peut-être encore plus universelle, puisque ses créations conquièrent les cœurs dès le plus jeune âge… et qu’à travers le dessin, elle perpétue l’un des premiers gestes naturels des humains depuis notre apparition sur Terre. Notre visite.

I

mpossible de visiter la manufacture de Caran d’Ache à Genève sans retomber en enfance ou se croire dans un remake de Charlie et la Chocolaterie, version crayons, feutres et stylos. La dernière fabrique du genre en Suisse regorge de machines-outils fantastiques qu’elle a dû, par la force des choses, largement développer elle-même. Les sacs de poudres, les pigments de toutes les couleurs, les «spaghettis» qui sortent des machines, la gouache fluorescente, les planchettes de cèdre, les mines de crayon, les sauces aux odeurs puissantes, puis le liant des gommes et l’eau chaude des cires: tous les sens sont convoqués lors de cette visite.

«Caran d’Ache» (qui, phonétiquement, signifie «crayon» en russe) était le nom de plume d’un populaire caricaturiste parisien de la fin du 19ème siècle, Emmanuel Poiré. Et c’est de ce nom que, sur conseil de son épouse, le financier suisse Arnold Schweitzer a rebaptisé en 1924 la Fabrique Genevoise de Crayons, qu’il venait de reprendre une décennie après sa création. L’entreprise avait périclité en raison d’un contexte européen difficile, marqué par le premier conflit mondial.

Patricia et Carole Hubscher représentent la quatrième génération de la famille à la tête du fabricant suisse de crayons et d'instruments d'écriture, qui partage de nombreuses connexions avec le monde de l'horlogerie.
Patricia et Carole Hubscher représentent la quatrième génération de la famille à la tête du fabricant suisse de crayons et d’instruments d’écriture, qui partage de nombreuses connexions avec le monde de l’horlogerie.
Nicolas Righetti

Arnold Schweitzer cherche alors à redresser la société, il dépense sans compter en marketing (on retrouve encore aujourd’hui de beaux exemples de campagnes publicitaires d’époque sur les murs de la manufacture) mais à son tour, quelques années plus tard, il est rattrapé par le contexte international suite à la crise financière de 1929. Il décide de mener une levée de fonds et de faire entrer de nouveaux investisseurs: parmi eux, un actionnaire principal, Jakob Hubscher, un entrepreneur suisse originaire de Schaffhouse et installé à Marseille où il est, en ces années 1930, actif dans le commerce international de céréales.

Près d’un siècle plus tard, la société genevoise d’instruments d’écriture est toujours opérée par ses arrières-petites filles, Carole et Patricia Hubscher. «Après le rachat, Arnold Schweitzer a continué de s’occuper de l’opérationnel, puis notre grand-père est revenu de Marseille à Genève pour en être l’administrateur délégué, explique Carole Hubscher. Cependant il est décédé quand notre père Jacques avait seulement 24 ans. A l’époque, notre père travaillait au Sénégal dans le commerce de céréales et d’oléagineux, mais il est rentré en Suisse pour les obsèques… et le conseil d’administration l’a convaincu de ne pas repartir mais d’intégrer la société familiale. Il y est resté durant plus de 60 ans, jusqu’en 2012.»

Vers la Haute Ecriture

Les liens de Caran d’Ache avec l’industrie horlogère sont très nombreux. Un de ses présidents et actionnaires historiques aux côtés de la famille Hubscher, Joseph Reiser, a également présidé Omega et Tissot. De son côté, Carole Hubscher a travaillé pour la joint-venture Calvin Klein au sein de Swatch Group, avant de cofonder la société Brandstorm, active notamment dans le design et l’architecture pour l’industrie horlogère.

Elle assure aujourd’hui la présidence de Caran d’Ache, qu’elle a rejointe en 2008: elle y a aussi endossé le rôle de CEO pendant deux ans, avant de confier ce poste à Caroline Charpier. Sa sœur, Patricia Hubscher, a quant à elle longtemps travaillé dans la gestion de fortune, pour Crédit Suisse puis Pictet pendant plus de vingt ans, avant d’intégrer le conseil d’administration de Caran d’Ache en 2015, puis d’en devenir administratrice déléguée en 2022.

Mais ces liens avec l’horlogerie concernent également la distribution, en tant que société incarnant elle aussi fièrement le Swiss made à travers le monde: «En Asie, nous avons été distribués par des représentants qui s’occupaient également d’horlogerie, comme Desco von Schulthess ou Omtis à Hong Kong», relève Carole Hubscher.

Caran d'Ache présenté en 1982 dans Europa Star ©Archives Europa Star
Caran d’Ache présenté en 1982 dans Europa Star ©Archives Europa Star

Le Timegraph de Caran d'Ache est le premier stylo-plume intégrant une montre à mouvement mécanique.
Le Timegraph de Caran d’Ache est le premier stylo-plume intégrant une montre à mouvement mécanique.

La société a très tôt innové, par exemple avec le Prismalo de 1931, le premier crayon aquarellable, que Pablo Picasso aimait utiliser – la liste des artistes et personnalités ayant employé des produits de Caran d’Ache dans leur travail quotidien va de Joan Miro à Karl Lagerfeld et de Mario Botta à Zep. Elle est aussi à l’origine du Fixpencil, un porte-mine en métal, ou encore du Neocolor, devenu si populaire qu’il a remplacé le terme générique de «pastel» dans le langage courant.

Au fil des années, Caran d’Ache a ajouté l’écriture (stylos, feutres, plumes) et les Beaux-Arts (peinture) à son activité originelle dans le crayon. Et elle continue d’innover, comme l’illustre la conception du crayon d’avant-garde Luminance, dont la résistance aux UV a été testée en restant exposé trois mois en plein soleil dans le désert de l’Arizona. La marque propose aujourd’hui quelque 500 références de crayons, représentant 300 couleurs issues du mélange de 100 pigments.

La Haute Ecriture, elle, est arrivée suite au phénomène de mondialisation de la production des années 1970, qui a vu la plupart de ses concurrents européens délocaliser leur fabrication en Asie ou en Amérique latine. «La question s’est forcément aussi posée à l’époque, mais le conseil d’administration et notre père ont conclu qu’il était impossible de se battre sur le prix et que la seule voie était de devenir le meilleur synonyme de qualité Swiss made, explique Carole Hubscher. Aujourd’hui, 77% de nos fournisseurs sont en Europe, dont 44% en Suisse. Nous avons toujours eu un bon réseau de partenaires, c’est le propre des entreprises familiales. Ce travail de proximité est aussi très avantageux en termes de temps de réaction et de livraison. Nous l’avons vu lors d’une situation extrême comme le covid par exemple.»

Caran d'Ache, le trait d'union des générations

Le parallèle est ici encore tout trouvé avec la montre, puisque la crise du quartz a éclaté en ces mêmes années 1970 et entraînera finalement la spécialisation de l’horlogerie suisse dans la qualité haut de gamme et les savoir-faire plutôt que les quantités. Aujourd’hui, Caran d’Ache emploie moins de 300 personnes dans sa fabrique, mais ceux-ci couvrent plus de 90 métiers.

«Nous partons du principe que le luxe, c’est ce qui se répare, donc ce qui se maîtrise, c’est pourquoi la réunion de tous les savoir-faire sous un même toit dans notre manufacture genevoise est essentielle, poursuit la présidente de Caran d’Ache. Même le petit ressort du stylo est fabriqué ici!» Sa sœur Patricia ajoute: «Cette maîtrise des savoir-faire et des composants nous permet également de pousser très loin le concept de personnalisation. Chez nous, vous pouvez très facilement composer votre propre crayon ou stylo, à travers un configurateur qui offre des milliers de possibilités de design différentes.» 

La Haute Ecriture concerne, elle, tous les stylos ou plumes assemblés à la main et ornés de métiers d’art, dont de nombreuses éditions limitées: gravure, laque de Chine (Caran d’Ache est l’une des seules firmes à maîtriser cette technique en Europe), guillochage, émaillage, sertissage ou encore marquetterie de paille. Soit, à l’instar de la galvanoplastie également utilisée ici ou de l’usinage, des savoir-faire voisins de ceux employés sur les montres de luxe, mais qui requièrent une adaptation lorsque des artisans passent d’une marque d’horlogerie à Caran d’Ache: «Ils sont formés au polissage sur des montres, mais polir un stylo est bien différent!», relève Patricia Hubscher.

Avec Max Büsser et Eric Giroud

Le crayon ou le stylo reste un instrument beaucoup plus courant qu’une montre (plus de 35 milliards de crayons sont fabriqués dans le monde chaque année, contre moins d’un milliard de montres) et la seule production annuelle de Caran d’Ache dépasse de très loin, en unités, celle de l’ensemble de l’industrie horlogère suisse. «Les taux de marge sont bien inférieurs pour nous, quand on voit tout le travail requis pour nos créations, mais nous avons la chance de ne pas connaître des cycles aussi marqués qu’en horlogerie. Notre croissance est modérée mais continue», glisse Carole Hubscher, qui connaît parfaitement les deux industries. Le prix d’un crayon vendu à l’unité commence à un franc cinquante, quand les créations de Haute Ecriture les plus onéreuses, dépassant les 100’000 CHF, sont incidemment... celles qui ont été réalisées avec des acteurs de l’industrie horlogère!

Au vu de leur proximité, les collaborations se sont en effet multipliées ces vingt dernières années. L’une des plus emblématiques est l’Astrograph imaginée par Maximilian Büsser, le fondateur de MB&F. Caran d’Ache a également collaboré avec le designer horloger bien connu Eric Giroud pour la conception d’une plume richement travaillée en métiers d’art pour reproduire des rouages de mouvements de montre. Mentionnons encore le Timegraph qui marie Haute Ecriture et Haute Horlogerie, en associant pour la première fois un stylo-plume avec une montre à mouvement mécanique, dont le calibre miniature à remontage manuel et aux 145 composants a été conçu par Le Temps Manufactures à Fleurier.

Ces produits restent l’exception: même si elle a atteint une puissance d’évocation sans précédent, l’industrie horlogère suisse a elle drastiquement réduit ses volumes ces vingt dernières années et peu d’heureux élus auront l’occasion d’acquérir la montre de leurs rêves, tandis que Caran d’Ache s’adresse aujourd’hui véritablement à toutes et tous, à travers des créations beaucoup plus démocratiques et des gammes très larges, tout en reprenant les codes esthétiques du luxe.

Mais aura-t-elle l’occasion de rester aussi démocratique si les nouvelles générations s’éloignent de l’écriture, voire même du dessin à la main pour se réfugier dans un monde toujours plus numérique? Ne risque-t-elle pas, à la manière de l’horlogerie mécanique, de perdre in fine sa pertinence quotidienne?

Caran d'Ache a également produit occasionnellement des montres spéciales, comme celle portée par Carole Hubscher.
Caran d’Ache a également produit occasionnellement des montres spéciales, comme celle portée par Carole Hubscher.
Nicolas Righetti

Carole Hubscher nuance cette vision de l’avenir: «A vrai dire, c’est peut-être contre-intuitif, mais les plus fortes croissances chez nous ces dernières années sont venus des instruments d’écriture. Les volumes n’ont pas diminué. Au contraire, nous avons encore des parts de marché à gagner à travers le monde.» Adepte du post-it, Patricia Hubscher pointe, elle, le «besoin humain éternel de s’exprimer à la main, particulièrement sur ce qui va rester et sur la transmission, face à une forme de saturation du digital».

Très rationnellement, ajoute sa sœur, des études scientifiques prouvent que notre cerveau retient mieux les connaissances lorsqu’on écrit à la main. Et du point de vue émotionnel, surtout à l’heure de l’intelligence artificielle, un billet personnel, écrit à la main, ou un dessin en appelle d’abord au cœur. Comme en horlogerie, derrière des crayons, des stylos ou des montres, ce seront toujours plus des expériences qui seront partagées, dépassant une seule fonction utilitaire.

Une charte pour les nouvelles générations

Ce qui rend le fonctionnement de leur société plus complexe année après année, estiment les deux sœurs, n’a donc pas trait à la demande, mais à l’ajout incessant de normes, notamment sous la législation de l’Union européenne. «Je pense que nos formules ont davantage changé ces 25 dernières années que durant l’ensemble de l’histoire de la société avant cela, relève Carole Hubscher. Nous devons constamment nous adapter, notamment aux suppressions de matières premières.»

Distribuée dans plus de 2’500 points de vente et dans presque toutes les écoles en Suisse, son premier marché où elle est devenue une marque iconique, Caran d’Ache a une diffusion et une image plus exclusive à l’international, de Ginza au Japon à New York. Dans certains pays, elle est davantage connue pour ses produits beaux-arts,, dans d’autres pour ses stylos. Elle s’associe à de nombreux artistes de nouvelle génération et propose même des cours créatifs en ligne dans lesquels ceux-ci interviennent auprès du grand public.

Caran d'Ache, le trait d'union des générations
Nicolas Righetti

Parmi ses projets d’avenir figure la volonté de travailler davantage avec du bois suisse pour ses crayons, afin de renforcer encore son ancrage local: si des séries limitées existent déjà, le bois suisse est plus résineux, plus dense et donc plus compliqué à travailler que le cèdre californien. Mais surtout, Caran d’Ache planifie son déménagement en 2027 dans une manufacture de 35’000 mètres carrés flambant neuve à Bernex, toujours dans le canton de Genève. D’autres cantons suisses ont fait des offres pour tenter d’attirer cette perle entrepreneuriale unique en son genre, allant jusqu’à lui offrir des terrains, mais la société tenait à rester dans son canton d’origine.

Et l’avenir, c’est bien sûr aussi l’arrivée de la cinquième génération au sein de l’entreprise familiale. Une «charte» originale est en cours d’élaboration avec les six représentants de la nouvelle génération (Carole et Patricia Hubscher ont chacune trois enfants encore aux études): ce document porte non pas sur de quelconques obligations, mais sur des valeurs communes et partagées pour le destin de Caran d’Ache. «Par ce biais, ils apprennent à se parler, à échanger, à prendre des décisions ensemble ou encore à faire des concessions, souligne Carole Hubscher. Ce métier n’est pas anodin, il requiert une certaine vision de long terme. Mais d’abord, comme nous l’avons fait nous-mêmes, nous avons envie de leur dire: va, vis et… reviens!»