est dans la ferme-atelier de Givrins, qui n’est pas sans rappeler celle où, à ses débuts comme entrepreneur dans les années 1980, il avait relancé Blancpain, que Jean-Claude Biver, 75 ans, nous reçoit, avec son fils Pierre, 25 ans. Au fond, il semble toujours avoir voulu être le «paysan horloger» du nouveau siècle: avec pour la première fois une marque qui porte leur patronyme, père et fils se fondent à merveille dans un paysage horloger contemporain qui a porté aux plus hauts sommets l’artisanat.
Un paysage largement façonné par le patriarche. Mais ce ne sera pas un géant marketing aux moyens illimités comme Omega, une horlogerie qui décloisonne comme Hublot ou qui teste de nouveaux horizons connectés comme TAG Heuer: non, pour la marque Biver, ce sera un retour à l’artisanat, aux finitions superlatives. Mine de rien, pour un homme qui a toujours collé à son époque, il se retrouve à nouveau au cœur de ce qui est le plus désirable aujourd’hui.
Avec deux cartes supplémentaires dont il ne pouvait pas disposer lors des quarante dernières années: c’est une marque indépendante… et familiale. Deux facteurs que l’on retrouve derrière les profils des plus grands succès de ces vingt dernières années.
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- Jean-Claude et Pierre Biver
- Nicolas Righetti
Europa Star: La communauté horlogère a été étonnée en apprenant que vous, Jean-Claude, après toutes vos aventures et vos succès considérables, à l’âge de prendre une retraite vraiment bien méritée, vous vous lanciez dans la création d’une nouvelle marque, dans un marché par ailleurs déjà saturé de «nouvelles marques». Pour prouver encore quelque chose?
Jean-Claude Biver: Je ne me serais jamais lancé dans une telle aventure, créer ma propre marque, sans la dimension familiale essentielle qui est la sienne.
Je vois l’arrivée de mon fils à mes côtés comme un souffle d’espoir, celui de vivre encore assez longtemps pour voir ce souffle prendre son élan dans le nom Biver.
Au début, j’avais nommé la marque JCBiver, mais j’ai vite ôté mon prénom pour ne conserver que Biver. Il y a un avant et un après JC chez Biver! Car le futur, il vient de naître. C’est mon fils qui me donne le ton du futur. Biver, c’est l’association de la jeunesse et de l’expérience. «Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait», dit le dicton. Ensemble, nous sommes bien plus forts. L’arrivée de Pierre m’a poussé à l’eau. Il partage ma passion et j’ai vu, j’ai ressenti que la sienne était profonde, solide, structurée. Et puis je tiens à le féliciter pour sa modestie, une grande qualité.
Et pour vous, Pierre, Jean-Claude a-t-il exercé quelque pression?
Pierre Biver: Oh non, aucune pression, aucune obligation. C’est venu par capillarité. On peut dire que j’ai été nourri d’horlogerie au biberon. Grandir ainsi, c’est une opportunité que peu de gens ont, je dois le dire. J’ai de la chance. Est-ce que je la mérite? Je ne sais pas. J’essaie de la mériter mais je suis encore en cours d’apprentissage. Il ne me serait jamais venu à l’idée de créer ma propre marque, mais travailler ensemble, sur les montres Biver, créer cette marque ensemble, avec mon père, la faire grandir, évoluer, rencontrer son public… C’est tout autre chose.
Des conflits?
PB: Non, très peu. Nous n’en avions déjà que très rarement avant de travailler ensemble. La plupart des conflits viennent de nos ressemblances. Nous sommes très similaires. Mais le fait de créer une montre, une marque, en commun apporte une magie supplémentaire. Car ce sont aussi deux mondes. Un mélange entre un mode de travail très cool et un carnage absolu! On travaille tous ici comme une famille, on parle, on s’agite à table, on échange avec tout le monde. Quand je dis «carnage», c’est comme si je disais du ping-pong.
JCB: L’écart entre nous est de deux générations, pas d’une. Pierre est né quand j’avais déjà 50 ans. Je me disais: «Mon dieu, il ne faut pas que je sois son grand-père, il faut que je sois son père!» Ça m’a réveillé. J’ai acheté un voilier, un chalet, recommencé à skier. J’ai changé mon style de vie.

La nouvelle génération est paradoxalement très intéressée, attirée par ce que les anciens ont fait…
JCB: La colossale différence aujourd’hui c’est que la notion d’individualité, qui faisait l’horloger, a disparu ou est en danger d’extinction. Auparavant, chaque marque avait son propriétaire – et souvent de père en fils. On est passé, disons, de 50 marques individuelles importantes à quelques gigantesques acteurs.
PB: Les indépendants tombent eux aussi dans le pli de l’industrie. Or la nouvelle génération est souvent sans compromis. Ce côté rebelle se retourne contre les groupes. Mais les marchés savent s’adapter aux ambitions des jeunes et ceux-ci manquent souvent de recul, ils ont encore beaucoup de leçons à apprendre. Il y a un formatage qui s’exerce.
JCB: Plus les groupes deviendront puissants, plus il y aura des marques indépendantes qui pourront occuper des espaces ainsi «libérés».
PB: Nous sommes une maison jeune, petite et donc souple. Nous sommes libres et pouvons faire tout autre chose aussi. Mais cette liberté nous oblige à une responsabilité. Moi je me sens responsable de chaque détail, à cause de cette liberté.
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- D’un diamètre de 39 mm, la Biver Automatique est la première montre automatique à trois aiguilles de la marque. Ce modèle est équipé d’une boîte en platine avec cadran en obsidienne noire sablée.
Et en ce qui concerne vos choix de distribution, vous avez opté pour un réseau de détaillants, sans vente en direct, un choix «nouvelle génération»?
JCB: Quand pendant 50 ans, vous vous êtes efforcé en tant que détaillant d’aider une marque ou une autre et qu’après elle vient ouvrir sa propre boutique sur le même trottoir que le vôtre, vous vous dites: où est la reconnaissance, où est le respect? Alors par reconnaissance et par respect, j’ai dit à mes détaillants: «Je vais passer par vous pour lancer ma nouvelle marque», et les détaillants m’ont répondu: «Avec tout ce que vous avez fait pour nous, on va vous le rendre, on va vous aider très fort!» Les gens n’ont pas compris et m’ont demandé comment nous faisions dans ce marché saturé et embouteillé. La réponse, elle est là. Même chose avec les fournisseurs, qui se sont pliés en quatre pour nous aider. La reconnaissance est à la base de tout.
PB: Les amateurs de montres de ma génération savent ce qu’ils achètent et apprécient de savoir qui il y a derrière. La transparence est une vertu qu’ils partagent, que nous partageons. Elle va avec la reconnaissance. J’ai aussi compris cette sensibilité quand j’ai travaillé durant deux ans chez Phillips, à Londres. Cette expérience m’a donné un regard historique sur l’horlogerie, m’a confronté aux compétences très pointues des collectionneurs, et m’a permis de mieux comprendre le marché horloger et ses tendances. Chez Phillips, on parle directement aux clients. C’est une autre approche du business.
Quant aux choix esthétiques, assez néo-classiques, de vos montres, sont-ils le fruit d’un commun accord?
JCB: Nos montres sont néo-classiques car j’aime ça. Tout simplement. J’aime ce style en horlogerie. J’aime cette élégance, cette clarté, cette pureté, cette intemporalité.
PB: Nous faisons des montres qui nous ressemblent. Nous sommes les deux, complémentaires…
JCB: Oui, les cornes c’est lui et la forme convexe, c’est moi!
PB: Nous avons des additions de goûts… et nous travaillons avec un designer qui sait dessiner nos idées.
JCB: C’est Philippe Girard, l’assistant de Mijat, avec lequel j’ai travaillé depuis 50 ans. Mijat a dessiné toutes les Blancpain, puis les Omega, les Hublot, a influencé les TAG Heuer et a même touché aux cadrans de Zenith.
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- Pour sa toute première collaboration, Biver s’est associé à l’artiste suisse Guillaume Ehinger pour créer une Automatique unique dans le cadre de la vente TimeForArt de l’Institut suisse de New York. La pièce se distingue par son cadran gravé à la main d’un motif ondulant et recouvert de plusieurs couches d’émail coloré.
Pourquoi avez-vous engagé un CEO, en quoi était-ce nécessaire?
JCB: Pour organiser avant tout. L’un de mes grands défauts est que je déteste l’organisation. Je suis plutôt dans la disruption…
PB (souriant): …le «carnage»…
JCB: Oui, je déteste ça. Les nomenclatures, les références, les flux, mais c’est nécessaire…
PB: Le CEO en question est James Marks et je suis très heureux de me retrouver avec lui après avoir travaillé à ses côtés notamment dans le programme de boutiques physiques Phillips Perpetual à Londres. Il m’a beaucoup apporté, humainement déjà, et sur le produit, bien sûr. Ce qui m’intéresse avant tout est tout ce qui se rapporte au produit, l’aspect créatif. Cette expérience m’a aussi apporté une forme d’humilité.
Par ailleurs, je comprends très bien que mon père, à son âge et avec son expérience, étant l’actionnaire unique, n’ait pas envie de se pencher sur la gestion et la course que cela représente. De mon côté, je n’ai que 25 ans, j’ai encore beaucoup à apprendre et je ne suis pas prêt pour ça. En fait James arrive comme la génération du milieu entre mon père et moi. Quelqu’un qui me donne à moi le temps de grandir et à mon père le temps de vieillir, qui apporte de la sérénité.
JCB (rires): Oh laisse-moi quand même le temps de vieillir, mais bon…
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- Réalisée à l’occasion de la Doha Jewellery and Watches Exhibition en hommage au riche héritage culturel et aux traditions de la péninsule arabique, cette pièce unique du Carillon Tourbillon de Biver présente plusieurs motifs sur un cadran en coeur de rubis.
Toute autre question: et vous, Jean-Claude, ce n’est pas par «capillarité» que vous êtes tombé en horlogerie, ce n’était pas dès le biberon?
JCB: La tradition bourgeoise française, belge, luxembourgeoise voulait qu’à l’âge de 8 ans, le grand-père offre à son petit-fils une montre lors de sa première communion…
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- Sébastien Agnetti
PB (il interrompt): Combien de fois je l’ai entendue, cette histoire! (sourire)
JCB (il reprend, imperturbable): A peine ai-je eu le droit de la porter à l’église – une montre avec date et signature gravée au dos – qu’après le repas elle fut aussitôt enfermée dans le coffre-fort familial, mise à patienter jusqu’à mes 18 ans.
A 18 ans, je l’ai enfin mise au poignet: une Omega Constellation. Là-dessus, je suis allé skier et j’ai perdu la montre. Mon grand-père a été choqué par ce manque de respect et j’ai été puni. Une «tache» qui a duré jusqu’à ce que je parvienne à réunir l’argent pour racheter une Constellation identique lors d’une vente – j’avais bien 45 ans à ce moment.
Mais à 20 ans, vous imaginez bien que j’étais conscient de l’intérêt des montres, et de leur côté affectif. Encore fallait-il que j’apprenne tout de l’horlogerie. Au sortir de HEC, je suis allé m’installer dans la Vallée de Joux. En faisant de la course à pied, je rencontre Jacques Piguet, qui me présente à Georges Golay, alors le grand patron d’Audemars Piguet et personnage central de la Vallée. Pour commencer, Georges Golay, avant de m’engager, m’a d’abord obligé à passer des mois avec les horlogers, à leur côté, dans leur travail, à les observer, à sentir l’humeur des ateliers et dans leur vie familiale et communautaire, à aller faire du football avec eux. Inutile de préciser que j’y ai appris mille choses et plus!
C’était exceptionnel, tout mon amour et ma sensibilité et tout mon succès dans le métier viennent de lui. Ça c’est de la transmission. Avec les horlogers, j’ai appris aussi les champignons, où trouver les morilles – sous les sapins blancs et pas les sapins rouges –, j’ai appris les plantes, la «sagne», plante carnivore des étangs, j’ai appris le fromage… Ça a guidé mon métier comme ma vie aussi.

On oublie trop souvent que l’horlogerie suisse, c’est aussi un terrain, un environnement naturel et social, une culture… L’horlogerie n’est pas hors sol!
JCB: Tout à fait, je crois que je suis un des derniers rares à avoir connu ça. Et à l’avoir apprécié, dans la profondeur de mon âme. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas pour tous ces jeunes gens qui sortent de grandes écoles pour entrer directement dans de grosses structures. En fait, aujourd’hui, je peux dire que je soigne l’erreur que j’ai commise d’avoir vendu Blancpain. En forme de thérapie, je monte une entreprise avec de nombreuses similitudes. A commencer déjà par le lieu où la maison Biver est installée, dans une ferme à Givrins, un même paysage de campagne, des vaches au loin, un petit train qui passe…