Rolex


«Peu d’autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»

English
juillet 2024


«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»

On ne construit pas une marque de luxe en changeant tout le temps – de managers, de stratégie marketing, de produits et collections – au risque de décrédibiliser son héritage. Finalement, si la leçon du succès de la marque à la couronne était cette radicalité de la stabilité dans un monde où la tentation du changement est partout? Entretien avec Pierre-Yves Donzé, auteur du livre à succès La Fabrique de l’Excellence sur l’histoire de Rolex.

L

es débuts de Rolex ne sont pas dans la «disruption», comme on pourrait l’imaginer. Ce n’est pas Apple ou Tesla, qui bouleversent un marché dès leur naissance. La marque à la couronne commence, pendant plusieurs décennies, par assimiler ce qui fait l’excellence d’une montre: sa précision.

Mais cela ne lui suffit pas à se distinguer face à d’autres géants de son époque: Omega, Longines ou Zenith. Il lui faudra pour cela transcender sa discipline en sortant de la montre comme objet pour en faire un fétiche. Et cela veut dire: ne plus parler de la montre elle-même mais de celles et ceux qui la portent.

Là est la première radicalité de Rolex. L’autre est de stabiliser ses collections et son message pour ne plus les faire bouger fondamentalement, procédant par petites touches d’adaptations sans mettre en péril son image de marque. Pas de «nouveaux départs» à l’arrivée de nouveaux managers, de «révolutions» dans le lancement de nouvelles collections ou de «mercato» qui voit une équipe changer dans son intégralité.

En tant qu’observateur, on est d’ailleurs toujours surpris du peu de maîtrise de leur temps qu’ont les horlogers, à force de «faire bouger» leurs messages, leurs communications, leur personnel. Et si Rolex était le vrai maître du temps, au sens littéral du terme? Nous avons commenté des morceaux choisis de l’ouvrage de Pierre-Yves Donzé, avec son auteur.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1950

Europa Star: En p. 162 de votre ouvrage, vous écrivez, à propos des années 1960: «Alors qu’Omega, Longines, Zenith, Breitling, Audemars Piguet et tous les autres grands noms de l’horlogerie suisse parlent de performance technique et d’élégance, Rolex adopte le discours novateur sur la distinction sociale et la réussite individuelle.» Un passage clé: Rolex n’est pas née dans la rupture, mais elle s’est détachée à cette période, soit plus d’un demi-siècle après sa création – et d’ailleurs le message conventionnel sur la précision et celui sur la distinction se déploient simultanément un certain temps…

Pierre-Yves Donzé: C’est véritablement André Heiniger qui porte cette transformation de Rolex dans les années 1960. Mais le nouveau marketing révolutionnaire qu’il initie ne s’impose que progressivement. Il s’écoule une dizaine d’années durant lesquelles le message sur la précision et le message sur les personnes qui portent les montres se côtoient en effet. Il y a une inertie qui est le reflet de l’incertitude dans laquelle vivent les entreprises lorsqu’elles opèrent des changements. Il faut éviter toute vision déterministe en tant qu’historien!

Pour Rolex, le risque aurait été vu comme trop grand d’abandonner soudainement le discours sur la précision. Il y a aussi des distinctions culturelles: les ingénieurs suisses veulent faire une nouvelle campagne d’annonces sur l’innovation technique mais ce sont les publicitaires américains de l’agence JWT qui disent «stop».

Au début des années 1950, Rolex utilise encore les concours de chronométrie ou le nombre de certificats COSC dans sa communication. Elle n’est alors pas encore pleinement établie et Omega la devance. André Heiniger pousse au changement, avec les publicitaires américains, et fait entrer Rolex dans une nouvelle dimension dès lors qu’il prend en main le destin de la marque. Il fait de Hans Wilsdorf un héros fondateur. Wilsdorf était dans la continuité de ce qu’il avait mis en place depuis quatre décennies. L’assise de sa marque était fondée sur l’excellence du produit et il ne pouvait pas complètement remettre en question cette stratégie. Heiniger amène ce génie marketing, sur la base d’un produit excellent.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1953

Autre tournant dans les années 1960: la stabilité qui va se créer autour de collections que l’on pourrait qualifier d’universelles et qui continuent de dominer son offre à ce jour. Comme vous l’écrivez, p. 174: «Des produits iconiques sont développés pour incarner la marque et l’entreprise se concentre sur ces modèles, abandonnant la grande variété de produits qui la caractérisait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (...) Les dirigeants de Rolex font preuve d’une volonté de développer une véritable marque globale et de ne pas s’adapter aux particularités des différents marchés.»

Un point très important dans la stratégie de Rolex est en effet sa volonté de construire une marque globale. Ce n’est une pas spécificité de la marque que d’avoir des collections iconiques, basées sur des particularités techniques. On peut penser par exemple à la Seamaster d’Omega dans les années 1940. Mais le tournant se produit dès lors que Rolex décide dans les années 1960 de ne plus se concentrer que sur certaines collections iconiques au niveau mondial, tandis que des marques comme Omega ou Longines continuent de lancer de multiples références, notamment au niveau local. La Daytona est lancée en 1963, André Heiniger arrive l’année suivante et ne lance plus de nouvelle collection. La marque se concentre sur un message global pour un produit global, avec une grande stabilité et surtout une très forte lisibilité. Les codes esthétiques deviennent immuables.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1955

Dès lors, on ne parle plus de la montre mais de l’homme ou la femme qui porte la montre... C’est ce qu’on peut lire lorsque vous citez la campagne The Great Names proposée par l’agence JWT en 1962 (p, 197): «La campagne mettra en scène des personnalités de premier plan dans divers domaines, dont l’influence modifie le mode de vie habituel.» Des «influenceurs» avant l’heure...

C’est une innovation du marketing à l’américaine, qu’on retrouve d’ailleurs sur d’autres produits, comme la campagne Generation Pepsi par exemple. Le message devient progressivement beaucoup plus universel. Dès les années 1950, Rolex diffuse des campagnes mettant en scène des utilisateurs de la marque, on commence à parler de l’homme et de la femme, mais cela reste dans le but de mettre en valeur le produit, la montre indestructible et précise. Par la suite, des premières campagnes sur les hommes qui gouvernent le monde à Roger Federer, aujourd’hui ce n’est plus la montre qui est au centre du message, mais l’homme ou la femme qui la porte. Ce n’est pas non plus un message sur la montre qui permet à Roger Federer de gagner, c’est quelqu’un d’inspirant en soi. Dès lors qu’on a créé les meilleurs produits et qu’ils sont établis, on n’a plus besoin de les réinventer ni de les placer au centre du message.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1954

Quelles leçons peut-on tirer de ce succès? Est-il reproductible?

La construction d’une marque de luxe se fait dans la durée. Or bien souvent dans d’autres marques, quand un nouveau CEO arrive, il lance une nouvelle collection; chez Rolex, c’est exactement le contraire. Il change des éléments mais pas de manière très visible. Ce mélange entre un marketing révolutionnaire et un produit conservateur subsiste de l’époque d’André Heiniger à nos jours. Certes, le produit ou le message est toujours adapté, mais les codes fondamentaux demeurent. Et on communique peu sur ces adaptations, pour ne pas prendre le risque de décrédibiliser ce qui a été fait précédemment. Lancer une nouvelle collection, d’une certaine manière, peut invalider le travail mené jusqu’alors. Je suis surpris de constater que peu d’autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex. On ne construit pas une marque de luxe en changeant tout le temps.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 2006

Peut-on comparer la destinée de Rolex à celle d’autres marques?

Les marques auxquelles on peut comparer Rolex ne sont pas d’autres horlogers, mais des enseignes de luxe accessible comme Louis Vuitton dans la mode et Porsche, Mercedes ou BMW dans l’automobile. On ne peut pas créer ex nihilo et à court terme un produit iconique. Les séries de véhicules Mercedes ou BMW demeurent établies à long terme, avec quelques adaptations, à l’inverse par exemple des constructeurs automobiles japonais qui, eux, lancent des séries beaucoup plus courtes. Soit on est dans l’adaptation permanente pour suivre les tendances vis-à-vis du grand public, soit on est dans la «non adaptation» permanente pour imposer ses codes. C’est lorsqu’une marque est dans l’entre deux que cela pose problème si elle se veut prestigieuse. Mais il y a aussi des différences: par exemple, dans le milieu de la mode, Louis Vuitton se doit de faire des produits de Haute Couture pour pouvoir vendre des produits standardisés, tandis que Rolex n’a pas besoin de faire de la Haute Horlogerie.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 2006

Malgré tout, quelle serait la marque horlogère la plus proche de l’esprit de Rolex? On ne peut s’empêcher de penser à Omega, rivale historique.

Au début des années 1990, Swatch Group également avait bien assimilé la renaissance et le repositionnement de ses marques autour d’un nombre limité de modèles iconiques avec un message global, notamment Omega sous Jean-Claude Biver. Mais s’y tenir est un exercice difficile. Finalement, la marque qui se rapproche le plus de Rolex, dans sa volonté de vendre globalement des produits de qualité standardisés en volume, sur un nombre limité de collections, est selon moi Seiko! Cependant, cette marque n’a pas la valeur ajoutée émotionnelle qui distingue Rolex. Le discours sur la distinction sociale n’est pas présent.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1951

A quel moment Rolex se détache-t-elle vraiment du reste de l’industrie horlogère?

Rolex creuse l’écart avec sa principale rivale Omega durant les années quartz. A ce moment, il y a une décision stratégique de la marque de Bienne de passer au quartz et de faire du quartz de haute qualité. La chronométrie est abandonnée, ce qui se reflète dans l’ultra-domination de Rolex dans les statistiques du COSC, représentant dès lors plus de 90% des certifications. Ce n’est que dans les années 1990 qu’Omega remet en avant le COSC pour redonner de la valeur à sa production mécanique, sous l’impulsion de Jean-Claude Biver.

De son côté, Rolex adopte plutôt une position de veille technologique sur le quartz: on en produit, on l’industrialise, on est prêt «au cas où». Si le marché le veut, une capacité de réponse est présente. Mais finalement, on se rend compte qu’il vaut mieux rester centré sur la chronométrie mécanique, pour des questions de positionnement.

A nouveau, mieux vaut éviter les discours simplistes quand on observe cette époque: Rolex avait aussi mis en place un «scénario quartz». Ce qui permet à Rolex de s’imposer durant la crise horlogère, c’est que ce n’est plus une montre, c’est un discours sur l’excellence, donc elle n’est pas touché par l’arrivée des montres Seiko. Omega, qui base son discours sur la technique, est touchée de plein fouet.

Au même moment, ces années 1980, celles de la libéralisation de l’économie, offrent un contexte très favorable à l’essor de Rolex..

En effet, c’est la période du néolibéralisme, du capitalisme triomphant, de la libéralisation de la finance, de Ronald Reagan, Margareth Thatcher, Bernard Tapie… soit un contexte culturel et un imaginaire très favorable au positionnement de Rolex - même si des leaders communistes portent aussi leurs modèles, car au final le discours sur l’excellence et le statut transcende même les systèmes politiques! Mais il y a tout de même une évolution: on passe de la «montre des présidents» à des campagnes centrées sur les sportifs dès le milieu des années 1960, en raison des crises sociale. L’agence américaine JWT l’identifie très bien: l’homme de pouvoir des années 1950 n’est plus attractif, le public s’identifiera davantage aux sportifs mais aussi aux entrepreneurs, reflet des évolutions sociales.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 2011

Autre facette intéressante que vous relevez dans le livre: l’utilisation par Rolex de Tudor, sa marque plus accessible. En p. 259, vous écrivez qu’elle «continue d’être utilisée comme seconde marque par Rolex, notamment pour pénétrer de nouveaux marchés tels que la Chine».

En Chine, plutôt que de se lancer pleinement avec Rolex, la marque préfère commencer sur ce marché avec Tudor. C’est en partie une question de positionnement prix, avec une marge de progression localement sur l’éducation à l’horlogerie et le pouvoir d’achat. On ne veut pas «casser les prix», ce qui risquerait de nuire à l’image de marque de Rolex. Tudor est mieux adaptée dans un premier temps. Comme on le dit parfois, Tudor est l’infanterie de Rolex, qui est aujourd’hui bien présente en Chine à travers le détaillant Chow Tai Fook. De même, Tudor a été particulièrement mobilisée ces dernières années pour concurrencer Longines et TAG Heuer. Plus récemment, elle a fait un pied de nez à Omega en adoptant la certification METAS dont celle-ci était jusqu’alors l’unique utilisatrice. Parallèlement, on assiste à une importante augmentation des prix chez Rolex.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1942

Avec cette augmentation des prix, est-ce encore une marque de luxe accessible?

Oui, car il y a une demande qui reste extrême au niveau mondial, une masse de clients potentiels, qui se développe encore dans les pays émergents. Il y a eu une formidable constitution de nouveaux millionaires ces dernières années à travers le monde. Et Rolex ne gère pas la rareté comme les marques du luxe exclusif. La marque a profité de cette bulle pour hausser les prix mais n’adopte pas pour autant de stratégie de luxe exclusive, ne serait-ce qu’en termes de volumes. On répond à la demande, mais on ne peut pas le faire entièrement. Le chantier annoncé du nouveau site de production géant de Bulle, dans le canton de Fribourg, atteste de cela.

Mais est-ce que la demande et prix sont totalement élastiques pour une marque comme Rolex, à la manière de ce que l’on peut voir dans le luxe exclusif?

Il n’y pas de réponse toute faite. Je dirais que c’est surtout une marque très pragmatique. Un peu comme BMW dans l’automobile, qui augmente ses volumes ou ses prix mais veut conserver une bonne image. Rolex est une marque qui va bénéficier de l’explosion démographique mondiale. Sa production ne représente après tout «que» 100 millions de pièces sur un siècle.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1960

Votre ouvrage met en exergue le rôle clé d’André Heiniger, moins connu du grand public, dans la création de la «légende Rolex», dont nous avons parlé. Quelle est la facette la plus marquante du fondateur Hans Wilsdorf?

Ce qui était unique à ce niveau de qualité, dès les débuts de Rolex sous Hans Wilsdorf, c’était la séparation entre production et vente. A son époque, les dirigeants de l’industrie s’intéressent généralement avant tout à la production, ils viennent souvent de la technique, tout en s’occupant simultanément de la vente. Chez Rolex, il y a une séparation claire entre Genève pour la vente et Bienne pour la production. D’ailleurs, la manufacture Aegler qui produit les modèles Rolex travaille aussi pour d’autres marques: il y a Rolex pour l’Angleterre, mais aussi Gruen pour les Etats-Unis et Alpina pour l’Allemagne.

Ce n’est qu’à partir des années 1930, avec la crise en Allemagne et aux Etats-Unis, qu’Aegler et Rolex se rapprochent fortement, sans qu’il n’y ait de velléité que l’un absorbe l’autre. C’est en quelque sorte le produit des circonstances et pas forcément une stratégie décidée. Pendant quasiment un siècle, les deux structures co-existent. Ce n’est que dans les années 2000 qu’il y a un processus de consolidation et de verticalisation, avec également le rachat d’autres sous-traitants importants par Rolex.

Finalement pourquoi avoir voulu écrire ce livre?

J’ai écrit ce livre pour moi au départ, afin de comprendre comment Rolex a pu parvenir à une position aussi dominante dans l’industrie horlogère - et à le rester pendant aussi longtemps. Surtout, j’ai voulu éviter toute vision déterministe. Je suis historien spécialisé dans l’économique et le social, les produits eux-mêmes m’intéressent mais je ne voulais pas refaire ce qui existait déjà. Une première édition a été tirée à 3’000 exemplaires, un deuxième tirage a été effectué. Des éditions du livre en allemand, anglais et japonais sont aussi prévues.

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»
©Archives Europa Star 1953

POUR ALLER PLUS LOIN

LA FABRIQUE DE L’EXCELLENCE: HISTOIRE DE ROLEX, NEUCHÂTEL: ALPHIL, 2024

«Peu d'autres marques ont vraiment compris ce qui fait la force de Rolex»