l y a près de 50 ans, en 1976, Raymond Weil, ex-directeur de Camy Watch, lance sa propre marque éponyme. Le succès est rapidement au rendez-vous et la marque s’internationalise à marche forcée. En 1982 arrive dans l’entreprise Olivier Bernheim, son gendre, qui deviendra CEO en 1996. Le fils de ce dernier, Elie, entrera dans l’entreprise en 2006 et deviendra à son tour CEO en 2014, l’année même de la disparition du fondateur, son grand-père Raymond Weil.
Petite note personnelle, notre père et grand-père, Gilbert Maillard, était ami de longue date avec Raymond Weil – avec qui il avait partagé les bancs de l’école de commerce de Genève. Via Europa Star, celui-ci a contribué de façon notable au développement de la marque. C’est donc une histoire toute particulière que nous partageons au cours de cet échange, deux générations face à face aux récits croisés.
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- Olivier et Elie Bernheim
- Photo: Nicolas Righetti
Europa Star: Olivier, vous êtes arrivé chez Raymond Weil auprès de votre beau-père en 1982, puis devenu CEO et «seul maître à bord», comme vous le dites, en 1996. Entre ces deux dates, l’horlogerie a connu bien des bouleversements, voire une transformation radicale…
Olivier Bernheim: A mon arrivée en 1982, le marché était radicalement différent de ce qu’il est devenu. En fait, il était relativement restreint dans la gamme qui était la nôtre: il y avait Cartier et ses Must, Ebel, Longines, Mido, Tissot… Puis les groupes ont commencé à se constituer et à étendre leur emprise. En réaction, nous sommes passés d’une entreprise horlogère qui faisait fabriquer des montres de belle qualité et abordables sur de gros volumes – jusqu’à plusieurs centaines de milliers de pièces par an – qui accessoirement portaient le nom de Raymond Weil, à la création d’un style et d’une identité forte, avec une structure de collection.
Ce fut une transformation progressive, marquée par plusieurs étapes dans la constitution d’une image de marque. Le tournant dans cette montée est la montre emblématique Parsifal de 1990, qui a immédiatement fait un carton aux Etats-Unis.
Au cours de cette période de profonde transformation, Raymond m’a toujours soutenu, comprenant très bien la nécessité de l’évolution que nous devions mener. Il a toujours été très bienveillant avec moi. D’une certaine façon, j’étais peut-être le fils qu’il aurait souhaité avoir (ndlr, Raymond Weil était le père de deux filles, dont Diana, l’épouse d’Olivier, musicienne, et Anita, artiste et sculptrice). Au départ, mon parcours n’avait rien d’horloger, j’avais travaillé pour Unilever et étais passionné de marketing. L’horlogerie, je l’ai découverte le 1er août 1982 à la foire de New York…
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- Annonce Raymond Weil datant de années 1990. ©Archives Europa Star
Et à partir de là, la transmission s’est faite graduellement…
OB: Oui, et en plus de la transmission offerte par Raymond, je dois avouer que j’ai eu un très grand professeur: votre père et grand-père, Gilbert Maillard! J’étais très proche de lui. Il m’a initié au monde horloger, aux marchés, aux marques. Il m’a aidé de façon déterminante dans la création de concepts, notamment publicitaires. Il m’a réconforté dans les orientations que je prenais, m’a défendu face aux réticences que je rencontrais auprès de certains de nos agents. Mais Raymond lui-même nous soutenait et adhérait totalement à cette nouvelle démarche. Et en parallèle, j’ai recruté un certain nombre de cadres importants, de techniciens aussi. De telle façon que quand Elie est arrivé, il n’était pas seul, mais entouré d’une équipe performante et professionnelle.
Elie, quand vous rejoignez la société en 2006, vous non plus n’êtes pas horloger de formation.
Elie Bernheim: Non, je n’ai pas un parcours technique horloger en soi mais je peux dire que j’ai un bagage horloger important. Il s’est constitué dès l’enfance. J’ai fait l’Ecole Hôtelière de Lausanne, mais ne nous racontons pas d’histoires, mon objectif a toujours été d’entrer dans l’entreprise Raymond Weil. Je suis passionné depuis l’enfance par les montres, je suis collectionneur dans l’âme mais j’ai aussi un fort esprit d’entrepreneur. Avec mon père, le fait que je reprenne la maison n’a jamais été verbalisé. Je n’ai jamais ressenti la moindre pression de sa part allant dans ce sens mais le fait que j’arrive dans l’entreprise lui a enlevé un poids énorme, celui de la succession, de la continuité. Et pour ma part, j’ai trois enfants mais jamais je ne les obligerai ni leur dirai qu’ils devront à leur tour reprendre l’entreprise.
OB: Rejoindre l’entreprise familiale, c’est monter sur le ring. C’est prendre la responsabilité de son destin. Comme j’ai reçu beaucoup d’écoute et de bienveillance de la part de Raymond, j’ai appliqué la même approche avec Elie, je l’écoute, je le conseille s’il en ressent le besoin.
EB: A mon arrivée en 2006, mon grand-père venait encore au bureau, quasi quotidiennement. Nous étions donc trois générations présentes en même temps. Et comme Raymond et Olivier avaient des personnalités très différentes, j’ai eu deux «formateurs». J’ai aussi compris que fondamentalement, le métier consiste à savoir bien s’entourer.
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- La Millésime Moon Phase est équipée du mouvement automatique RW4280 avec une réserve de marche de 38 heures.
A votre arrivée, que découvrez-vous?
EB: Je découvre qu’il y a sans cesse de nouveaux défis. En 2006, l’économie va très bien, les marques sont florissantes, dépensent. Une année après, en 2007, je crée la première collection qui m’appartienne pleinement, la Freelancer, qui représente aujourd’hui 40% de nos ventes. Et là-dessus déboulent la crise des subprimes, la crise des dettes, la montre connectée, bref les défis sont constants et différents. Mais je garde le cap fixé par Olivier qui a fait passer la marque d’une approche «mass market» à une marque «less is more», si je peux l’exprimer ainsi. L’objectif est de trouver une véritable cohérence, une constance, une lisibilité, sans passer par des hauts et des bas. Depuis 2007 nos prix évoluent lentement, pas à pas et montent gentiment, autour de gammes resserrées. Aujourd’hui ils vont d’environ 1’000 CHF à 4’000 CHF, avec un cœur à 2’500 CHF, soit un doublement depuis mon arrivée. Mais nous ne sommes jamais tombés dans la surenchère mécanique.
OB: Raymond avait toujours cette expression: «Cordonnier reste à ton établi.»
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- Après la musique et l’art contemporain, la marque ouvre son horizon avec ce modèle Largo Winch, dédié au héros de bande dessinée.
On a néanmoins l’impression que, durant une période, Raymond Weil est un peu sorti des radars. Ce qui n’est manifestement plus le cas aujourd’hui.
EB: TOui, c’est vrai. Faute de moyens, nous avons eu du mal à régater contre des concurrents affiliés à des groupes dotés d’investissements bien plus importants. Ce fut notamment le cas en Chine. Pour nous redresser, nous nous sommes concentrés sur les marchés sur lesquels nous étions déjà forts, comme le Royaume Uni, les Etats-Unis, tout le monde anglo-saxon. Ceci dit, et pour être parfaitement honnête, nous avions aussi manqué un gros virage. Nous n’avions pas bien identifié la vague de la «collectionnite», l’émergence de ces passionnés d’horlogerie, à travers le monde, que nous avons donc un peu négligés. Il nous fallait revenir au centre de cette opinion publique horlogère, qui façonne et influence les goûts et les tendances au niveau mondial.
OB: Mais notre force est de nous inscrire dans le temps long. L’héritage de Raymond c’est, avant tout peut-être, la force des liens humains qu’il a su tisser partout à travers le monde. Ce n’est pas pour rien qu’il a été, jusqu’en 1995, à la tête du Comité des exposants de la Foire de Bâle, ce lieu où toute l’horlogerie et tous les détaillants se réunissaient. Nombre de ces liens subsistent encore, bien vivants. Mais son héritage est aussi dans le produit, sa qualité, son positionnement «à l’orée du luxe», sa distribution.
EB: Aujourd’hui nous avons un réseau de vente de 2’500 portes.
OB: Le réseau de la distribution a besoin d’une marque indépendante, pensant long terme, stable, fiable, qui, comme nous, apporte l’entrée dans le magasin. Et dont le sell-out est important.
EB: La montée en gamme horlogère nous a ouvert tout un espace, notamment auprès des représentants multimarques. Proposer une horlogerie abordable est vital pour l’ensemble de l’industrie horlogère suisse. Et l’un des plus grands dangers qui nous guette serait la perte de l’écosystème dans lequel nous évoluons.

Permettez-nous, mais cette affirmation nous fait penser à ce que François Habersaat, alors à la tête de la Fédération horlogère suisse, vitupérait à tout-va: «N’oubliez pas le moyen de gamme ou vous êtes perdus.»
EB: Avec le lancement de la collection Millésime, nous avons voulu créer un produit qui, au niveau international, remette la marque sur le devant de la scène. Et nous ouvre de nouveaux marchés. Recevoir en 2023 le Prix Challenge du GPHG avec la Millésime automatique petite seconde nous a confortés dans notre stratégie. Cette collection représente déjà 25% de nos ventes. L’autre signe marquant du plein retour sur scène de Raymond Weil est notre participation, depuis 2024, au salon Watches and Wonders. Il y a eu un alignement des étoiles, un cercle vertueux s’est mis en place.
OB: C’est une évolution pas à pas qui a été accomplie. Aujourd’hui, l’axe de nos marchés ressemble à une onde qui, partant des Etats-Unis, passe par le Royaume-Uni, la Scandinavie, descend vers le Moyen-Orient, l’Inde, Singapour et s’ouvre aujourd’hui au Japon, à la Corée du Sud, à Taïwan. En Europe, c’est vers l’Italie que nous nous tournons.
EB: Seul chiffre que nous donnons, nous produisons aujourd’hui 80’000 montres par année. Mais si croissance il y a, elle est naturelle et répond à la demande des marchés. Nous ne courons pas après le volume pour le volume.
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- Munie d’un cadran à secteur en phase avec la tendance néo-vintage, la collection Millésime introduite en 2023 et constamment enrichie depuis lors est devenue un nouveau fer de lance de la marque, signifiant son retour au centre de la scène horlogère.
Pour en revenir à notre thématique, quel est l’état d’esprit le plus important au moment de la transmission?
OB: Au moment de passer le flambeau, tu as déjà fait l’anamnèse de celui à qui tu le passes. Si tu transmets, c’est dans la confiance. Le marché a tellement changé, la communication a tellement évolué que ce qui m’intéresse et m’interpelle est la compréhension du futur qu’Elie nous propose. La transmission est une projection. Et d’ailleurs lui-même pense déjà à comment il passera à son tour le témoin, que ce soit à ses enfants ou à ceux de son frère Pierre.
EB: Mais je dois avouer que dans la transmission, il y a aussi le sentiment de solitude. De marginalité face à l’état actuel de la concurrence. Leur état réel.
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- Raymond Weil a présenté une version 38 mm de son best-seller international, la Freelancer Calibre RW1212 Skeleton.
Et la tentation de vendre, un jour?
EB: Elle existe toujours. Des offres, on en a eu. En période haussière comme baissière. Mais tant qu’on est capable de constance, à même d’investir, d’évoluer intelligemment dans son développement horloger, de s’ouvrir à des pans de créativité, de le faire sereinement et avec plaisir, pourquoi ne pas rester familial, pourquoi penser vendre un seul instant?