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Dubois Dépraz: fratries et cousineries

GÉNÉRATIONS

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avril 2025


Dubois Dépraz: fratries et cousineries

Dubois Dépraz, c’est une longue histoire familiale, devenue une exception dans le tissu horloger contemporain qui, en bientôt 125 ans, a été largement retissé et redimensionné par l’émergence des grands groupes. Penchons-nous d’un peu plus près sur cette histoire de transmission continue qui relie sans discontinuité cinq générations, dont chacune a connu des horlogers de formation.

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utour de la table, il y a Jean-Philippe Dubois, né en 1957, Pierre Dubois, né en 1959, Pascal Dubois, né en 1963, Kevin Dubois, né en 1988, Diane Dubois, née en 1992, et Thibaud Dubois, né en 1995… Soit la quatrième et la cinquième génération des Dubois. Mais la troisième génération est toujours là, en la personne du patriarche Gérald Dubois, 97 ans, né en 1928, sans compter les cousins germains de la quatrième génération, Stéphane et Claude-Alain Berthoud.

Tout ce brave monde préside et s’active aux destinées de Dubois Dépraz, une entreprise née en 1901, aujourd’hui forte de 400 employés, une référence et un acteur majeur dans le domaine de la montre compliquée et de la sous-traitance horlogère. Dubois Dépraz, c’est une longue histoire familiale, devenue une exception dans le tissu horloger contemporain qui, en bientôt 125 ans, a été largement retissé et redimensionné par l’émergence des grands groupes. Penchons-nous d’un peu plus près sur cette histoire de transmission continue qui relie sans discontinuité cinq générations, dont chacune a connu des horlogers de formation.

Cette destinée pluri-générationnelle de Dubois Dépraz est aussi intiment liée au territoire où elle s’est développée et épanouie: la Vallée de Joux, dans les montagnes jurassiennes, le berceau incontesté de l’horlogerie compliquée. Et plus précisément au cœur de cette vallée horlogère, dans un petit village justement appelé Le Lieu (historiquement Le Lieu de Dom Poncet, c’est-à-dire l’endroit où le 1er habitant de la Vallée de Joux s’est établi. un moine, venu de France). C’est au Lieu qu’en 1901, un certain Marcel Dépraz va planter la première graine qui va se déployer jusqu’à nos jours, formant désormais un vaste arbre généalogique horloger aux multiples branches et ramages.

De gauche à droite: Kevin Dubois, Jean-Philippe Dubois, Pascal Dubois, Diane Dubois, Pierre Dubois, Thibaud Dubois.
De gauche à droite: Kevin Dubois, Jean-Philippe Dubois, Pascal Dubois, Diane Dubois, Pierre Dubois, Thibaud Dubois.
Guillaume Perret

Europa Star: Votre entreprise s’appelle «Dubois Dépraz», mais il n’y a que des Dubois autour de cette table…

Jean-Philippe Dubois: Pour revenir aux origines, tout a effectivement commencé en 1901 lorsque Marcel Dépraz, après avoir complété son apprentissage d’horloger et effectué hors de la Vallée ce que l’on appelait alors rituellement son «grand tour initiatique» afin de compléter sa formation, décide de devenir indépendant et revient installer son propre atelier au cœur de son village d’origine du Lieu. La même année se crée d’ailleurs à quelques kilomètres d’ici l’École Technique du Sentier car le manque de main d’œuvre qualifiée se faisait déjà sentir – une école que chacune de nos générations a ensuite fréquentée. Dès le départ, Marcel Dépraz œuvre dans la «grande horlogerie», qui est dans l’ADN de la Vallée: mécanismes de chronographe, répétitions minute, quantièmes perpétuels… Cette spécialisation dans les complications va devenir naturellement l’âme de l’entreprise, sa raison d’être et la clé de voûte de son succès.

Marcel Dépraz, Gabrielle, Reynold et Gérald Dubois
Marcel Dépraz, Gabrielle, Reynold et Gérald Dubois

Pascal Dubois: Notre famille Dubois est entrée dans l’entreprise dès la deuxième génération quand Gabrielle, la fille de Marcel Dépraz, a épousé Reynold Dubois, tous deux étant né en 1901. Dès le milieu des années 1930, Reynold a dirigé l’entreprise, qui compta alors jusqu’à 60 à 80 personnes en compagnie du fils de Marcel Dépraz, Roger Dépraz. Et par la suite, dès la troisième génération l’entreprise, qui s’appelait Dépraz & Cie, a été renommée Dubois Dépraz SA. Dans les années 1970, suite à des désaccords, les Dépraz se sont retirés. Mais nous avons toujours conservé ce nom fondateur, même si depuis lors c’est la famille Dubois qui en est l’actionnaire principal, alliée à la famille cousine des Berthoud.

Notre père Gérald Dubois l’a dirigée à partir de 1968, puis notre frère Jean-Philippe a pris le relais de 1993 à 2015, ensuite Pierre de 2017 à 2024, et moi-même j’y travaille depuis 1992, à divers postes dont la logistique, l’informatique, les bâtiments, la direction commerciale, la sous-traitance… Depuis cette année, pour seulement la deuxième fois dans notre histoire plus que centenaire, ce n’est pas un membre de la famille qui en est le directeur général: c’est en l’occurrence Raphaël Ackermann, qui était notre directeur industriel depuis 2016.

Vue du Lieu au début du XXe siècle
Vue du Lieu au début du XXe siècle

L'établissement Dubois Dépraz au centre du village du Lieu
L’établissement Dubois Dépraz au centre du village du Lieu

La cinquième génération est déjà dans les starting-blocks… La pression familiale a-t-elle été forte pour qu’elle rejoigne l’entreprise?

Kevin Dubois: Pas du tout, aucune pression. Au contraire, on nous disait: allez voir ailleurs! Dans mon cas, j’ai choisi une formation d’ingénieur. J’ai travaillé quelques années dans le génie mécanique puis je suis revenu au bercail pour relancer l’automatisation. Il y avait une demande pressante pour faire évoluer les métiers, et approfondir l’innovation. Depuis trois ans, je suis maintenant responsable de ce secteur et adjoint au responsable de l’anglage et de la restauration.

Diane Dubois: Comme mon frère, je voulais sortir de l’horlogerie. Mais difficile quand on a, comme nous, littéralement baigné là-dedans. Et j’ai fini par suivre un cursus d’horlogère, je me suis intéressée à la conception et j’ai enchaîné par une formation d’ingénieur de gestion. Ce qui me passionne ce sont les processus, la conception, les défis posés par la fabrication. Depuis 2021, je suis responsable de la qualité du développement et de celle des fournisseurs. La qualité? Une tâche centrale, de grande complexité technique et esthétique qui englobe aussi bien les tolérances que l’aspect final.

Thibaud Dubois: Moi, au contraire, je ne suis pas du tout de formation horlogère, j’ai fait des études de finances. Je ne voulais pas entrer dans la boîte familiale, je ne me voyais pas vivre dans la Vallée de Joux. Et j’ai passé un diplôme fédéral d’expert comptable. Là-dessus, notre directeur financier – qui était par ailleurs mon parrain – annonce son départ à la retraite. La question se pose: y a-t-il quelqu’un dans la famille qui pourrait reprendre ce poste stratégique? Je manquais un peu d’expérience, mais j’avais les compétences. Alors je suis revenu. Bon, ça ne date que de six mois… (rires)

Pierre Dubois: Sans oublier qu’il y a encore de la «réserve»: ils sont sept cousins et cousines, dont certains encore aux études… Les sensibilités de chacun sont différentes, certains sont attirés par le produit, d’autres par les processus, mais c’est la montre qui nous rapproche tous. L’horlogerie est un virus.

Vous poursuivez donc dans votre volonté désormais plus que centenaire de rester indépendants… Pourtant des offres de rachat ont certainement dû vous parvenir dans une industrie en consolidation depuis plus de deux décennies.

Pierre Dubois: Nous ne sommes pas à vendre et les gens le savent. Nous sommes auto-financés, propriétaires de tous nos bâtiments, largement autonomes. Tous nos investissements, très importants notamment dans notre parc de machines sans cesse amélioré, se font en vue de notre pérennité. Et quel intérêt aurait un groupe à nous racheter? Notre force est que nous n’avons pas de couleur ni de drapeau, nous parlons à tout le monde.

Pascal Dubois: Ceci dit, une de nos grandes préoccupations est la capacité de recrutement. Le bassin de l’emploi dans la Vallée de Joux est limité: la population totale est de 7’000 personnes dont seulement 2’200 actifs. Or l’horlogerie, avec les grandes marques, occupe ici 8’500 employés… Aujourd’hui, nous voulons renforcer notre attractivité, donner une plus large visibilité à l’entreprise, car nous n’avons pas la notoriété publique d’une marque. Les marques sont nos clients. Et longtemps nous avons dû évoluer dans le culte du secret… Plusieurs marques pour lesquelles nous travaillons ne veulent pas que ça se dise. Mais les choses changent car nous sommes aussi gage de qualité. La transparence gagne du terrain et tout le monde ne réagit pas de la même façon. Par exemple, récemment Jean-Claude Biver, qui a lancé sa propre marque, a parlé haut et fort de notre collaboration. Il a même voulu réunir ici tous ceux qui y avaient participé, près de 200 personnes dans cette même salle où nous nous trouvons…

Bureau technique
Bureau technique

Montage horloger sous flux laminaire
Montage horloger sous flux laminaire

Quelques vues de l'impressionnant parc de machines de Dubois Dépraz, décolleteuses Tornos Swiss Nano et décolleteuses Citizen 3.
Quelques vues de l’impressionnant parc de machines de Dubois Dépraz, décolleteuses Tornos Swiss Nano et décolleteuses Citizen 3.

Depuis 1901, vous avez traversé de nombreuses périodes horlogères et on imagine que certains bouleversements ont dû être assez rudes…

Pierre Dubois: Dès le départ l’entreprise a œuvré dans le mouvement, la conception, la fabrication et la sous-traitance. Nos spécialités sont d’une part les modules de complications, un secteur où nous sommes leaders, et d’autre part les composants, qui se comptent en centaines de milliers d’unités produites par année. Nous avons donc toujours travaillé «au service» des marques et des horlogers, comme le dit notre slogan. Et nous avons toujours dû nous adapter aux circonstances, avec ce volant d’inertie qui sous-tend les rapports entre les marques et leurs fournisseurs, les commandes qui augmentent puis cessent tout à coup.

Pascal Dubois: Dans les années 1970, avec le choc pétrolier et la «crise du quartz», nous nous en sommes sortis en créant une unité de sous-traitance hors horlogerie – actives dans les machines à coudre, les pièces pour le ferroviaire, l’aéronautique, voire le militaire – qui nous a permis de subsister. Mais les années 1990-2000 ont été celles du grand essor. En peu de temps nous sommes passés de 90 à 200 personnes. A l’époque, on fabriquait par exemple 30’000 chronographes par an pour un seul client. Mais nous étions aussi comme les «sous-traitants de sous-traitants», travaillant pour un petit nombre d’entreprises livrant des mouvements mais qui ne maîtrisaient pas intégralement leur produit et avaient besoin de nous. Nous étions en bout de chaîne. Au milieu des années 1990, nous avons alors rompu avec ce système et changé de modèle pour nous retrouver avec un portefeuille de clients qui étaient directement des marques et non plus des fabricants de mouvements. Cela a été un tournant.

C’est là le point de départ de notre relation avec toute l’horlogerie, qui coïncide avec notre arrivée, celle de la quatrième génération. On s’agrandit, on construit de nouveaux bâtiments. Les rapports directs avec les clients ont alors explosé et nous recevons de très nombreuses commandes. On se souvient des Foires de Bâle, c’était pour nous un endroit extraordinaire. Nous n’avions pas de stand mais du premier au dernier jour nous allions voir tout le monde, les grandes manufactures comme les petites marques. Tout cela coïncidait avec le retour en force de l’horlogerie mécanique et des complications. Avec nos multiples modules additionnels, nous leur offrions toutes les possibilités. Et l’une de nos grandes forces est que, contrairement à des sous-traitants spécialisés dans telle ou telle fabrication, qui peuvent être directement impactés, nous maîtrisons 150 métiers.

En 2000, nous creusons la différence en créant un catalogue de produits et en proposant de nouvelles solutions, des mécanismes additionnels supplémentaires, de nouveaux modules et surtout nos modules de chronographes que nous sommes seuls à offrir.

Where are you at today?

Pierre Dubois: L’entreprise a évolué essentiellement dans son organisation et ressemble désormais à une véritable manufacture, très structurée: vente, direction de projet – et chaque chef de projet en devient responsable de A à Z –, bureau technique, conception, fabrication, logistique… On vend plus qu’un produit, on vend la qualité. C’est aussi une question de pérennité. Et nous élargissons notre offre. Récemment, nous avons présenté ainsi le DD540, notre premier chronographe intégré à roue à colonnes. Un magnifique mouvement manufacture, doté d’une indication de réserve de marche de trois jours, avec un affichage des temps chronométrés par aiguille centrale pour les secondes et de deux aiguilles concentriques sur un seul et même compteur. C’est un développement majeur, qui nous ouvre aussi de nouvelles perspectives.

Pascal Dubois: L’évolution du marché horloger a été gigantesque. Autrefois, on parlait directement avec les patrons des marques, puis les instructions redescendaient. Aujourd’hui, on parle avec des spécialistes à l’intérieur des marques, des chefs de rang. On doit s’adapter à chaque client. Question qualité et excellence, il y a une fuite vers le haut, une grosse pression à laquelle nous devons répondre. En même temps que la finance a pris le dessus, les exigences grimpent et nous sommes notés, devons remplir des critères extrêmement précis et nous sommes récompensés ou sanctionnés en fonction.

Dans cette évaluation de chaque produit, les critères esthétiques prennent aussi une place de plus en plus importante. Y compris pour une production de grand volume. Notre atelier de décoration est aujourd’hui fort de 40 personnes, soit 10% de nos employés. Et nous avons développé tous les processus de qualité, en commençant par le bas. Une démarche qui nous permet de nous améliorer sans cesse.

Pierre Dubois: Notre force est que nous sommes en mesure de concevoir, de développer, de fabriquer, de contrôler et d’assembler. Nous offrons une large palette de services.

Le récent mouvement chronographe intégré DD540
Le récent mouvement chronographe intégré DD540

Donnez-vous des chiffres ?

Pierre and Pascal Dubois: Non, on ne communique pas de chiffres précis. Disons environ 40’000 modules par an et, en ce qui concerne la sous-traitance, le nombre de composants avoisine le million, si ce n’est plus. Si nous avons toujours un pied dans l’horlogerie industrielle nous travaillons tout aussi bien pour le tout haut de gamme. Et nous avons dans nos cartons d’autres projets de mouvements, mais pour l’instant tout ça reste encore confidentiel…

Pascal Dubois: J’aimerais aussi insister sur le fait que notre entreprise a toujours « balayé » les secteurs allant de l’horlogerie industrielle à ceux de la haute – voir la très haute – horlogerie. La haute horlogerie a toujours été présente au fur et à mesure des cinq générations qui se sont succédées. Et depuis quelques années et avec l’émergence de nouveaux mécanismes incluant pour l’occasion un moteur « in house », nous revenons un peu plus énergiquement sur ce marché et ceci avec légitimité lorsque l’on sait que depuis Marcel Dépraz, chaque génération a connu des développements de grandes complications, puis ensuite leur production, à l’image des Répétitions minutes, QP,  Chronographes et Rattrapante …voir les quatre en même temps, toutes destinées aux grandes manufactures que l’on connait. Et ces projets ont toujours été mené parallèlement à des productions en plus gros volumes mais jamais à leur détriment.


Visiblement, la chaîne de la transmission familiale à l’intérieur de Dubois-Dépraz n’est pas près de s’éteindre. Comme chaque mercredi à midi, les cousins de la cinquième génération ont rendez-vous au restaurant du Lieu avec leur grand-père Gérald Dubois, vaillant représentant presque centenaire de la troisième génération. Celui-ci a une devise qu’il aime à répéter: «L’heure est douce.» Touchant témoignage, certains des petits-fils et petites-filles ont tatoué cette sage parole sur leur corps.